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"L'heure des prédateurs" de Giuliano Da Empoli

  • blanchecerquiglini
  • 25 mai
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 20 juin

Le chaos est le nouvel ordre mondial. C’est par un tel paradoxe que l’on pourrait résumer la thèse de Giuliano Da Empoli dans son nouveau livre, L’Heure des prédateurs (Gallimard, 2025), paru après son bestseller Le Mage du Kremlin (Gallimard, 2022) et Les Ingénieurs du chaos (Jean-Claude Lattès, 2019). C'est le livre d'un auteur d'une grande culture humaniste. Les références à la dynastie des Borgia et aux analyses politiques de Machiavel lui servent de fil conducteur, dans une habile construction en miroir qui nous transporte de l'Italie de la Renaissance à l'époque contemporaine. Une culture littéraire et intellectuelle d'autant plus nécessaire que l'auteur dénonce, à l'opposé, des modes de gouvernance qui assument l'anti-intellectualisme et la rupture totale avec toute forme de culture historique.

Dans une démonstration limpide, il établit la liste des principes qui structurent la nouvelle forme de gouvernance mondiale, celle qui préfère le chaos à l’ordre. Le chaos désigne, chez les Grecs puis les Latins puis les pères de l’Eglise, l’état de désordre qui précède la création du monde. C’est l’informe, à quoi Dieu va donner une forme. Le paradoxe de la gouvernance politique actuelle, selon l’auteur, réside dans le renversement des valeurs : le désordre prime sur l’ordre. On en reviendrait à un état de sauvagerie, de barbarie, précédant l’existence même de la société. 

Da Empoli décrit la naissance d’un nouveau type de dirigeants : « un cortège bariolé d’autocrates décomplexés, de conquistadors de la tech, de réactionnaires et de complotistes impatients d’en découdre ». « En découdre » : la métaphore du combat dit bien que la violence est au fondement de ce nouvel état de la politique mondiale. La violence, mais aussi une vision clivée du monde (vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous). L’auteur nous avertit : « les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend ». Car les ingénieurs du chaos, eux, sont prêts.


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Dans ce livre dont la lecture s'impose, l’auteur met au jour une forme de relativisme arithmétique glaçant… et fascinant : « Ces jours-ci, l’attaque coûte moins cher que la défense ». C’est le premier précepte de ces nouveaux dirigeants du chaos (dirigeants que l’on pourrait qualifier de dérangeants). « Aujourd’hui, un porte-avions qui a coûté dix milliards de dollars au gouvernement américain peut être coulé par deux ou trois missiles hypersoniques chinois à quinze millions. A l’inverse, pour abattre un drone à deux cents dollars lancé depuis le sud du Liban, Israël doit employer à chaque coup un missile Patriot qui en vaut trois millions. Sans parler d’une cyberattaque capable de paralyser une nation entière, dont le coût est quasiment nul. » Il rappelle que l’attentat terroriste contre le Word Trade Center, le 11 septembre 2001, « a coûté moins d’un million de dollars ». Dans notre monde ultra-connecté, tout s’achète, tout se vend. L’auteur évoque drones, missiles et attaques terroristes comme on parlerait de biens de consommation ordinaires. Ce qui est glaçant, c’est l’écart incommensurable entre la facilité de mener une attaque et ses conséquences mortelles. On a beaucoup glosé sur le phénomène du « loup solitaire », dans le terrorisme islamiste notamment : un individu qui ne bénéficie d’aucun soutien logistique et parvient, seul, à tuer de nombreuses personnes. Si la notion est soumise à débats, elle dit bien notre inquiétude : on ignore d’où proviendra la prochaine menace – c’est le principe du terrorisme. D’où le phénomène de bouc-émissaire : il nous faut, en retour, fixer notre attention sur un coupable, quel qu’il soit. Et l'on a tôt fait de parler de « fait de société » pour des des évènements tragiques qui, souvent, relèvent du fait divers.

Le virilisme de Trump s’inscrit parfaitement dans ce nouveau contexte. Attaquer, pour lui, est toujours préférable à défendre. « Attack, attack, attack », professe-t-il dans l’excellent film d’Ali Abassi The Apprentice (2024), en délivrant ses bons conseils de succès au journaliste venu l’interroger pour l’écriture de son livre The Art of the Deal, paru en 1987 (conseils qu’il tient de son mentor, l’avocat véreux Roy Cohn). Déstabiliser son adversaire par des propos outranciers, provoquer : c’est la tactique du bulldozer, qu’il s’est contenté de transférer du monde des affaires au monde de la politique. Attaquer s’accompagne d’un autre précepte : ne jamais reconnaître ses erreurs. « Allways deny », recommande-t-il, toujours dans le film. « Even if you’re wrong, you’re right. » Le renversement des valeurs est total. La notion de post-vérité et de fake news, déconnectées de la réalité, proviennent de ces mantras dignes d’un (mauvais) coach en développement personnel et inspirés du monde du sport et d’une mythologie guerrière.

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Autre règle de ce nouveau monde : « la nouveauté ne circule plus dans une seule direction, du centre vers la périphérie » ; elle peut être « testée à la périphérie avant de s’imposer au centre ». Ce qui se traduit par un règne d’amateurs, qui n’ont aucune formation politique ni juridique, mais sont le plus souvent des hommes d’affaires, voire des milliardaires ayant les moyens de mener et de gagner une campagne politique (c’est le profil de Berlusconi ou de Trump). Da Empoli rappelle que les trois derniers présidents américains républicains étaient des hommes d’affaires (George Bush père, George Bush fils, Donald Trump) (à quoi il faut ajouter un acteur, Ronald Reagan). « Les conquistadors de la Tech ont décidé de se débarrasser des anciennes élites politiques ». La (brève) association entre Donald Trump et Elon Musk est le symbole de ce changement d’ère.

Les conséquences de ces nouveaux profils présentent de véritables risques, à court et long terme : dérégulation, conflits d’intérêt, privatisation des intérêts nationaux[1]. En particulier quant à l’Intelligence artificielle, enjeu crucial et brûlant : « l’IA se déploie sans aucun contrôle, aux mains d’entreprises privées qui s’élèvent au rang d’Etats-nations ». « L’IA n’est pas qu’un simple accélérateur de pouvoir, il s’agit d’une nouvelle forme de pouvoir, qui se distingue de toutes les machines inventées par l’homme jusqu’ici. »

L’IA est le parfait modèle de cette nouvelle forme de gouvernance. Car elle ne travaille pas seulement sur les moyens, comme les autres machines, mais aussi sur les fins : « elle établit ses propres objectifs ». « L’IA ne s’embarrasse ni de règles ni de procédures ». On ignore comment elle décide. Ses utilisateurs l’ignorent. Plus grave encore : ses concepteurs aussi l’ignorent. « La seule chose qui compte, c’est le résultat » - on croirait entendre Trump ou l’argentin Javier Milei. « Plus qu’artificielle, l’IA est une forme d’intelligence autoritaire, qui centralise les données et les transforme en pouvoir ». Une autorité sans auteur. Un pouvoir sans instance de contrôle. Da Empoli nous met en garde : c’est à nous de décider quels aspects de nos vies et de nos démocraties nous décidons de confier à l’IA. 

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Autre changement d’époque : la prédominance de l’oral sur l’écrit. Qui se mesure par ce constat : Trump ne lit pas. Pas de livres (on s’en doute), pas de journaux, pas même les notes que ses conseillers rédigent. « Il ne fonctionne qu’à l’oral ». Or l’oral est le règne de la rapidité, de l’éphémère et de la sensibilité : on a moins le temps de réfléchir quand on doit répondre à un interlocuteur ; on est plus sensible à des paramètres subjectifs à l’oral qu’à l’écrit (ton et chaleur de la voix, caractéristiques physiques du locuteur, sympathie ou antipathie pour lui ou elle…) Ainsi la prise de décision prime sur la réflexion. Le temps court, sur le temps long. Nouvelle preuve du mythe de l’homme d’action, capable d’agir en toute circonstance, sans délai.

Trump illustre un principe politique universel, que Da Empoli résume ainsi : « il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique ». « Un analphabète politique comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps ». Donner aux gens ce qu’ils ont envie de recevoir, leur dire ce qu'ils veulent entendre : c’est le principe même du populisme. Un seul exemple : les chèques de 1200 dollars, signés de son nom, envoyés à soixante-dix millions d’Américains pour les aider à traverser la crise économique au moment du confinement (pour un montant total de 840 milliards de dollars) ; nombre de citoyens ont cru que Trump distribuait son propre argent, puisqu’il y avait sa signature en bas du chèque, alors qu’il s’agissait bien d’argent public. Ils ont voté pour lui.

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Dans ce nouveau monde, Da Empoli effectue un autre constat : ce qui semblait relever de la fiction - une bonne série télévisée - est devenu réel. La fiction est confirmée par le réel (et non l’inverse). Dans un entretien au Monde (du 23 avril 2025), il précise : « Dans mon livre, je raconte ces personnages comme s’il s’agissait de personnages de fiction, mais si je les avais mis dans un roman personne n’y aurait cru. La fiction doit avoir un certain degré de logique et de cohérence pour convaincre le lecteur, alors que la réalité a l’avantage de pouvoir être aussi absurde qu’elle le veut. »

Prémonitoire était donc l’émission télévisée de Trump, « The Apprentice » (diffusée en 2004) : il y appliquait les méthodes qu’il mettrait en œuvre en politique quelques années plus tard, notamment la stratégie de la rupture illustrée par la phrase-gimmick proférée à chaque épisode : « You’re fired ! ».

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« Le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants », conclut Giuliano Da Empoli. Les « nouvelles élites technologiques » que sont les grands patrons des entreprises de la Silicon Valley et fondateurs des GAFA (Elon Musk, Mark Zukerberg, Jeff Bezos…) jouent désormais un rôle déterminant dans l’arène politique. L’élan de ces entrepreneurs se retrouve dévoyé. La folie créatrice de leur jeunesse, qui a fait leur succès, se transforme en farce tragique : « Leur philosophie de vie n’est pas fondée sur la gestion compétente de ce qui existe, mais plutôt sur une sacrée envie de foutre le bordel. » La «bordélisation» comme stratégie politique : les puissants jouent sur l’effet de sidération provoqué par leurs décisions radicales et souvent irréfléchies. Les affects dominent la rationalité. Une forme de fait du prince… mais en démocratie.

« Seul compte le résultat », résume l’auteur. Et de citer Xavier Milei, le président argentin élu en 2023 : « Quelle est la différence entre un fou et un génie ? Le succès ! » Cette boutade résume bien l’idéologie des nouveaux prédateurs politiques : la fin justifie les moyens. On pardonne tout à celui qui a réussi. La seule morale qui vaille est celle de la réussite. Un fou n’en est plus un s’il arrive à ses fins.

A nous d’empêcher ces principes simpliste, utilitaristes et amoraux de s’étendre. A nous de redonner forme à l’informe, en empêchant le chaos primitif de devenir le nouvel ordre du monde.




[1] L’auteur rappelle que le président du Salvador (pays de 6 millions d’habitants), Nayib Bukele, élu en 2019, a adopté en 2021 le bitcoin comme monnaie officielle du pays, au même titre que le dollar. Autre mesure pour le moins atypique et radicale : pour réduire la criminalité, il a incarcéré tous les citoyens tatoués (près de 70 000 personnes), mettant dans le même sac les chefs de gangs et les amateurs de rock. Conclusion consternante : le pays, qui était plus dangereux qu’Haïti, est devenu plus sûr que le Canada… C’est la définition même du populisme : seul compte le résultat. Le pays est plus sûr, mais moins démocratique.

 
 
 

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