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“La mythomane du Bataclan”

L'auto-compassion morbide des fausses victimes d'attentat.

 



Les imposteurs sont des sangsues. Ils incorporent le malheur des autres. Ils sucent le sang des victimes d’accidents, de catastrophes naturelles, d’attentats, en prétendant y avoir participé. Ces grands évènements du temps inquiètent autant qu’ils fascinent. Les mythomanes y greffent leurs angoisses. Pourquoi cette focalisation sur ces drames? Parce que ces évènements sont narratifs : on en fait le récit ; ils font partie de l’actualité journalistique. Et parce que ce sont des expériences radicales, qui séparent ceux qui les ont vécues des autres. Ces évènements créent des catégories d’êtres : les victimes, les témoins, et les autres. Les acteurs d’un côté, les spectateurs de l’actualité de l’autre. Ces expériences transforment si profondément ceux qui les éprouvent qu’ils modifient leur nature : en plus de ses autres attributs et qualités, l'individu devient victime. Catégorie qui peut être une planche de salut (par la reconnaissance d’une souffrance et, à l'opposé, d'une culpabilité) tout autant qu’un enfermement mortifère. Arthur Dénouveaux, lui-même survivant de l'attentat du Bataclan et président de l’association de victimes Life for Paris, rappelle qu’il ne faut pas s’enfermer dans le statut de victime : il refuse d’être « une victime à vie » (article dans Le Monde du 12 septembre 2021). Pour sortir de la dialectique de la compassion et de l'indignation, pour dépasser la colère et la peur, il prône une « discipline du bonheur » comme défi lancé par la victime à la vie.

Les imposteurs, les mythomanes : j’ai analysé cette catégorie d’individus dans mon livre Une vie ne suffit pas. Leur pathologie est pour moi fondamentalement narrative (labiale, diraient les psychanalystes). Elle est littéraire et romanesque. Les mythomanes sont des raconteurs d’histoires. Je n’ai pourtant pas fait le tour de la question. Trop proche des attentats de 2015 (le livre est paru en septembre 2018), je n’avais pas analysé le phénomène des fausses victimes. L’actualité du procès des terroristes, ainsi que la lecture de trois livres importants, me conduisent aujourd’hui à le faire, en me replongeant dans ce sujet qui n’a pas cessé de me fasciner.

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Dans La Mythomane du Bataclan (Éditions Goutte d’or, mai 2021), le journaliste Alexandre Kauffmann (par ailleurs le fils de Jean-Paul Kauffmann, journaliste retenu en otage durant trois ans au Liban dans les années 1980) rappelle qu’en novembre 2015 la notion de fausse victime d’attentat n’existait pas encore. On connaissait des fausses victimes qui se greffaient sur l’un des plus grands drames historiques récents : la Shoah. Misha Defonseca fut la plus médiatique, elle qui prétendit avoir fui l’Allemagne nazie, enfant, et traversé seule tout l’Europe (expérience qu’elle raconta dans ce qui allait devenir un bestseller, Vivre avec les loups, avant que son imposture soit révélée). Le thème des fausses victimes s’impose dans la conscience collective en 2017, rappelle Alexandre Kauffmann, quand le Fonds de garantie des victimes des attentats de Paris recense une dizaine de dossiers frauduleux. La direction de l’association Life for Paris reconnaît dans ces impostures «un effet pervers de la bienveillance dont bénéficient par ailleurs les victimes». Arthur Dénouveaux précise que le statut de victime « confère une grande autorité » ; leur parole « devient sacrée, quasi oraculaire », écrit-il dans son « Tract » (Gallimard, collection « Tracts », novembre 2019) co-signé avec le magistrat Antoine Garapon, Victimes, et après ?. C’est ce qui favorise l’apparition de fausses victimes : simplicité de la démarche d’indemnisation (le dépôt de plainte est aisé : on accorde à de telles victimes le bénéfice du doute) ; appâts du gain ; exposition médiatique et élan de solidarité qui font rêver. « La frontière entre mythomanie, escroquerie et misère sociale est souvent floue », concluent avec justesse Dénouveaux et Garapon. Alexandre Kauffmann reprend à son compte l’analyse d’une adhérente de l’association de la première heure, qui estime que « ces impostures trouvent leur origine dans une inextinguible soif compassionnelle : « Ces fausses victimes, c’est nous qui les créons. » Au lendemain des attentats, peu de victimes étaient capables de parler, sauf les imposteurs… à qui les médias ont donné, malgré eux, une audience. « A défaut de devenir quelqu’un, ces derniers ont pu se faire connaître à partir d’un mensonge. »


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Auprès de l’association Life for Paris, Florence, l’héroïne du récit d’Alexandre Kauffmann, se présente d’abord comme l’amie d’une victime, un homme gravement blessé au Bataclan et désormais hospitalisé. Elle s’investit beaucoup au sein de l’association, au point de monter rapidement en grade ; on lui confie la gestion des réseaux sociaux, où elle doit dialoguer avec les victimes, recueillir leurs témoignages, animer et modérer le forum de discussion, jusqu'à recruter de nouveaux membres. « N’étant pas une victime directe, elle sait garder la tête froide, sans oublier de faire preuve d’empathie. Plusieurs survivants saluent sa gentillesse », rappelle l’auteur. Elle se présente comme styliste au chômage, âgée de 46 ans, atteinte d’une grave maladie rare (le syndrome de Cushing), avec un petit ami vivant à Los Angeles, qu’elle doit bientôt rejoindre (et qui est lui-même le meilleur ami de Greg, la victime hospitalisée après l’attentat). Elle est omniprésente sur les réseaux sociaux, relayant toutes les activités de l’association. Elle explique que son travail pour l’association lui redonne confiance en elle, l’aidant à lutter contre son sentiment de culpabilité, le fameux syndrome du survivant (Pourquoi eux et pas moi ?) : elle se reproche de n’avoir pas été présente au concert, elle qui a assisté à tant de concerts dans sa vie. L’association devient « sa deuxième famille », une véritable communauté dans laquelle elle se sent utile, où elle revit. Qui remplace celle qu’elle a perdue, comme elle a perdu sa jeunesse : la communauté des amateurs de rock. Telle est la « fiction fondatrice » de Florence : cette année heureuse passée à Londres en 1989, « nostalgie d’une époque où elle vivait loin de sa famille et près de ses idoles », entre ses amis et amants musiciens, Manu et Greg. Florence finira par rejoindre le conseil d’administration de Life for Paris, et par être embauchée en CDD. En 2016 elle fera partie des trois membres qui représenteront l'association à l’Assemblée nationale lors d'une audition dans le cadre d’un projet de loi sur l’aide aux victimes. En novembre de la même année, peu avant les commémorations de la première année après l’attentat, on la voit en photo dans Paris Match avec d’autres membres du conseil d’administration ; la légende la décrit ainsi : « Florence, qui représente son meilleur ami, toujours hospitalisé. »

Or très vite la belle image de l’amie altruiste se fissure. Il lui arrive trop de choses : chute dans les escaliers, glissade au sol, soldées à chaque fois par des os cassés. Tentative de suicide. Elle aurait été victime d’un viol. Aurait subi une hystérectomie Un jour elle annonce sa stérilité, avant de se découvrir enceinte. Quelques mois plus tard, elle ne fait plus état de sa grossesse. Tout cela a-t-il vraiment eu lieu ? Elle en fait trop, se dit-on. Pourquoi est-elle si touchée par l’attentat ? A cause de ses origines juives. Mais est-elle vraiment juive ? A-t-elle vraiment les petits amis qu’elle dit avoir ? Comme dans les meilleurs polars, on en vient peu à peu à douter de tout ce qu’elle affirme : le soupçon devient général.

Grâce à des chapitres courts, efficaces, Alexandre Kauffmann installe un rythme haletant et un véritable suspense, alors même qu’on connaît la fin de l’histoire. La question n'est pas "Va-t-elle s’en sortir ?" mais "Comment finira-t-elle par se faire prendre ?" L’auteur nous plonge dans le mécanisme de l’imposture, cet implacable auto-enfermement dans le mensonge : il analyse le cheminement psychique et social qui conduit un individu à se faire passer pour une fausse victime.

Son erreur ? Porter plainte au commissariat en se présentant elle-même comme une victime du Bataclan. En mars 2016, elle reçoit à ce titre 10 000 € du Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme. En décembre, 5 000 €. Puis à nouveau 10 000 €. La Caisse d’assurance maladie lui rembourse ses soins médicaux : plus de 13 000 €. Son statut de victime lui permet aussi de faire étaler le remboursement de ses dettes. Car oui, Florence est surendettée. Et oui, elle a déjà commis des escroqueries, qui lui ont valu une mise sous bracelet électronique pour six mois (bracelet qu’on lui retire en juin 2016, alors qu’elle est en plein dans son mensonge de fausse victime). A 47 ans, elle vit toujours chez sa mère. Pour s’en sortir, elle emprunte de l’argent aux bénévoles de l’association. Elle continue à prétendre qu’elle va bientôt rejoindre son petit ami Manu à Los Angeles. Mais personne ne l’a jamais vu, Manu, comme personne n’a jamais vu Greg, l’ami victime du Bataclan…

« A un moment, j’ai vraiment cru que j’étais une victime », affirme-t-elle (dans le rapport d’expertise psychologique du 13 mars 2018). « J’ai commencé à avoir les mêmes symptômes [que les victimes], à avoir peur des gens. A pas pouvoir aller dans certains quartiers ; j’ai cru que j’étais une victime. » Un rapport d’expertise psychologique du printemps 2017 avait établi qu’elle souffrait de stress post-traumatique (irritabilité, cauchemars, sentiment de culpabilité, pensées envahissantes…) Elle se dit incapable d’expliquer son « passage à l’acte » (déposer plainte en tant que victime) : « A un moment, je savais plus où j’étais, j’étais baignée là-dedans. » C’est l’hypothèse d'une empathie qui mène au transfert : à force de fréquenter des victimes, elle en est devenue une. Plus qu’un statut, être victime est devenu une seconde nature.

Alexandre Kauffmann montre bien le rôle des réseaux sociaux dans cette spirale : autorisant les individus à se lâcher, sans contrôle possible, ils créent l’espace possible pour les usurpations. Ce qui est pour moi un sommet de perversion psychologique, c’est son usurpation d’identité finale, sur les réseaux sociaux : elle se fait passer pour Greg, et va jusqu’à engager une correspondance amoureuse en son nom avec une membre de l’association, dont elle est l’amie. Elle crée ainsi une doublure numérique, un double virtuel, fantôme qu’elle fera exister durant plusieurs années. Or Greg existe bel et bien: il a été un ami de Florence vingt ans auparavant, quand ils étaient fans de rock ; mais il s’en est éloigné en découvrant ses arnaques. Les réseaux sociaux, notamment le forum qu’elle anime pour Life for Paris, créent une bulle d’enfermement dans une réalité virtuelle : sans conscience des conséquences, elle se sent déresponsabilisée. Tout devient possible : elle se réinvente en victime.

Florence est assurément dépressive et mythomane. Selon l’auteur, elle se considérait comme une victime avant les attentats de novembre 2015 (victime d’abus dans son enfance, d’abandon, de solitude). La mythomanie m’apparaît comme un sursaut vital face à la dépression : une manière de chercher à s’en sortir, en s’inventant des histoires pour attirer l’attention, pour se valoriser, en compensant l’insuffisance de la vie réelle par une vie virtuelle, recréée sous une autre identité. L’auteur rappelle que la mythomanie est un trouble psychique mal identifié ; il n’est pas considéré comme une pathologie à part entière, mais plutôt comme un symptôme adossé à d’autres troubles. L’OMS la considère comme l’un des troubles durables de la personnalité. Pour ses escroqueries financières, Florence fut condamnée à quatre ans et demi de prison ferme, et incarcérée à la prison de Fresnes.

La mythomanie est aussi une manière paradoxale de se livrer : les mythomanes en font toujours trop, comme s’ils voulaient se faire prendre. Tester leur pouvoir de séduction. Jusqu’à flirter avec le danger, dans une valse entre narcissisme et pulsion de morte. « Catch me if you can ! » Peut-être « se laisse-t-elle convaincre par ses mensonges au point d’en ignorer les faiblesses », s’interroge l’auteur. « Peut-être en a-t-elle assez de son imposture. » Peut-être « prend-elle des risques inconsidérés pour précipiter la fin de la comédie ».

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Florence est loin d’être la seule dont le témoignage en tant que victime soit douteux. Grâce au livre d'Alexandre Kauffmann, on découvre une véritable sous-communauté : les fausses victimes, qui gravitent autour de l’association Life for Paris, traînent autour du Bataclan, se complaisent dans une mélancolie morbide. Eté 2016 : deux fausses victimes sont condamnées : une préparatrice en pharmacie de 24 ans (Laura O.) qui s’est fait passer pour une survivante du bar Le Carillon ; une rappeuse camerounaise de 31 ans (Cynthia T.) qui s’est présentée comme une rescapée du Bataclan. Plus tard, on découvrira que Cédric R. (l’ancien ambulancier), Jean-Luc B. (« l’athlète suicidaire »), Alexandra D. (« la Castafiore »), Christophe T. (le cadre à la SNCF), Audrey G. (« la survivante à la jambe plâtrée », qui balade son mal-être et sa fille de cinq ans dans les « apéros-thérapies ») ne sont pas les victimes qu’ils affirment être. Une humanité ordinaire, projetée dans l’extraordinaire de l’horreur, le temps de capter la lumière qui leur manque. Trahies, flouées, abusées : telles sont les réactions des véritables victimes : « Cette usurpation, c’est comme nous tuer encore un peu plus, et cette fois l’ennemi vient de l’intérieur », précise une bénévole de l’association. Si aucune demande d’indemnisation n’a été faite, les fausses victimes ne peuvent être poursuivies : juridiquement, le mensonge n’est pas condamnable. La trahison non plus. Moralement, c’est une autre affaire.

Comment différencier une fausse victime d’une vraie ? La difficulté est qu’il n’existe pas de « comportement normal en la matière » pour une victime : il n’y a pas une seule et bonne manière d’être victime, rappelle Alexandre Kauffmann. Et d’abord, comment parler de soi, quels termes employer pour se définir ? Victime, rescapé, blessé, survivant ? Ce qui nous est arrivé est si grave, si traumatisant, on a frôlé la mort de si près qu’on n’est définitivement plus le même. Notre identité est à redéfinir. Mais comment ? Sur quelles bases, quand tout est si fragile ? Les symptômes qui demeurent de ce traumatisme sont multiples, on le sait ; on connaît désormais ce qu’on a appelle le stress post-traumatique, qui touche en particulier les militaires de retour de zones de guerre : hypervigilance, visions envahissantes, palpitations cardiaques, épisodes dissociatifs, pensées suicidaires, troubles de la sexualité et du sommeil, rappelle Kaufmann… Tous ces symptômes que décrit également, pour les avoir éprouvés, Christophe Naudin dans son passionnant Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat (Libertalia, novembre 2020). Le statut des blessés psychiques des attentats n’est pas clairement défini ; ils constituent pourtant la plus large part des membres de l’association Life for Paris. Et c’est le cas de Christophe Naudin, qui se définit comme un rescapé (il aurait pu mourir, voire aurait dû).

L’une des premières journées du procès des attentats du 13 novembre 2015 a été consacrée à la définition même de la victime, et donc à la question de la recevabilité des plaintes et de la constitution de parties civiles. Jusqu’où peut-on se considérer victime?, interroge la grande chroniqueuse judiciaire du Monde, Pascale Robert-Diard. Les victimes indirectes (on pourrait dire aussi : collatérales) regroupent les proches de victimes, « victimes par ricochet » du drame : elles souffrent pour et avec le membre de leur famille qui a été touché. « Un couple d’architectes qui se trouvait à 200 mètres d’une des fusillades a dû ramper dans la panique et la peur jusqu’à la porte de leur agence. Un homme qui vivait au-dessus du restaurant de La Belle Équipe est descendu pour porter secours. Des habitants de deux rues proches des restaurants visés par les tirs des terroristes ont sollicité un avocat pour les représenter. Tous ceux-là veulent être reconnus partie civile », note la journaliste. Les deux avocats généraux expliquent que des limites ont été fixées par la jurisprudence pour encadrer le statut de victime : « Juridiquement, n’ayant pas été présents sur le lieu même des attentats et n’ayant pas été la cible de tentatives d’assassinat, vous ne pouvez pas être considérés comme victime directe. Vous êtes ceux que l’on appelle des témoins malheureux. »

Les fausses victimes, quant à elles, se ressemblent : leur description des faits est toujours très précise, riche de détails morbides. « Ce sont toujours des adhérents revendicatifs, qui affichent leur souffrance sans pudeur, réclament haut et fort des égards et relancent compulsivement le Fonds de garantie pour percevoir leurs indemnités », écrit Alexandre Kauffmann. Il en dresse le portrait type : la fausse victime « brode à l’envi sur sa culpabilité de survivant, menace de mettre fin à ses jours, donne volontiers des interviews à la presse et sollicite sans relâche le Fonds de garantie ». Cette compulsion au témoignage peut être un signe de trouble psychologique post-traumatique, comme elle peut être un signe d’imposture : la fausse victime ne fait alors que répéter des témoignages entendus ou lus sur Internet.

Qu’est-ce qui anime les fausses victimes ? Le mécanisme psychologique est d’abord celui d’un besoin de reconnaissance. Lors de son procès pour tentative d’escroquerie au préjudice du Fonds de garantie des victimes, l’ancien ambulancier Cédric C. le reconnaît : « Je voulais y être. » On dirait aussi : « Je voulais en être. » La condition de victime lui apportait la reconnaissance qui lui manquait dans sa famille, le soutien dont il avait besoin. Tout comme Florence, qui a trouvé dans l’association une famille de substitution. Les psychiatres qui expertisent Cédric soulignent son « besoin de se valoriser », son « malaise existentiel » ; puis son entrée dans « une mécanique mensongère » : « J’ai essayé de me cacher derrière des mensonges pour paraître une personne plus importante ». Pour ce délit d’escroquerie, il sera condamné à deux ans de prison, dont six mois fermes.

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Pourquoi tant de fausses victimes ? Parce que les attentats fascinent, comme toute grande catastrophe : évènements violents, brutaux, injustes. Mais aussi collectifs, médiatiques et souvent historiques. Qui témoignent de l’irruption de la grande Histoire dans la petite histoire personnelle ; de l’injustice du malheur qui frappe au hasard, rappelant d’autres drames de l’Histoire, les otages de guerre fusillés pour l’exemple ou les déportés descendant du train, ignorant tout de ce qui les attend. Une communauté du malheur se crée naturellement, regroupant des individus extrêmement différents, réunis par ce seul dénominateur commun : avoir vécu un même traumatisme. Pour ceux qui éprouvent un besoin de reconnaissance, une faille narcissique, la compensation est toute trouvée : être victime leur donnera non seulement une histoire à raconter mais même une nouvelle identité ; ils pourront se faire plaindre et être indemnisés ; ils auront quelque chose en plus que les autres : ils auront, eux, participé à un évènement historique.

Il y a des constantes dans les impostures : l’insatisfaction face à la vie qu’on mène, le sentiment de mériter mieux (Florence, sans emploi, vit chez sa mère à 47 ans) ; l’attrait pour une vie rêvée qu’on a touchée du doigt (la vie avec les musiciens en tournée) ; le surendettement, on l’a vu, qui donne un sentiment d’urgence. Mais les fausses victimes font bien pire, car elles ne se font pas passer pour n’importe qui. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement des mythomanes, des raconteurs d’histoires, mais bien des imposteurs, qui prennent une place qui n’est pas la leur. Ce faisant, elles nuisent aux véritables victimes, dont la parole peut être remise en doute ; on peut exiger d’elles qu’elles se justifient, qu’elles exhibent leurs blessures physiques et psychologiques (Victimes : présentez votre carte d’identité). Le fait que les victimes d’attentat aient un statut social, légal, financier, procure une nouvelle identité structurée à l’individu mythomane. Alexandre Kauffmann rappelle ce que dit très justement l’avocat Me Bourdon (défenseur de l’une des fausses victimes) : la médiatisation des attentats entraîne ce genre de comportement. L’hypermédiatisation des victimes crée les fausses victimes. Est aussi en cause notre fascination morbide pour la question du mal, pour l’acte monstrueux, pour l’envers de l’humanité, alimentée par l’exhibition médiatique de la violence et de la douleur.

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Les fausses victimes du Bataclan sont la part sombre de notre besoin de consolation. Le 13 novembre 2015 puis dans les jours et dans les mois qui suivirent, nous avons tous éprouvé le sentiment de participer à un évènement historique, qui venait violenter notre quotidien (les victimes assistaient à un concert, regardaient un match de foot, buvaient un verre dans un café). « Chaque Français tente de communier avec les victimes, se trouvant un ami – ou un ami d’ami – qui était au Stade de France, sur les terrasses, au Bataclan. Chacun se dit qu’il aurait pu y être. La nation cherche à se rapprocher des attaques quand les rescapés, eux, ne songent qu’à s’en éloigner », écrit Alexandre Kauffmann. Christophe Naudin le rappelle : « Très vite, notre histoire ne nous appartient plus. Sans le vouloir, on entend parler tous les jours de ce qui nous a frappé intimement, on voit des gens s’exprimer en notre nom » ; or « un attentat n’est pas un fait divers, ou un accident de voiture », « nous n’avons pas été non plus victimes d’un forcené qui a tiré au hasard » : « Notre histoire est kidnappée par l’actualité, la politique, entre en direct dans l’Histoire “avec un grand H”, comme on dit. Cela va bien au-delà de notre cas personnel, et c’est vertigineux à vivre. »

Quand l’intime se fait politique, la victime devient acteur de l’Histoire. Là où l’imposteur, lui, se condamne à l’anonymat du petit escroc.

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