Quentin Jardon, “Alexandria”
Le livre de Quentin Jardon est une histoire d’ombre et de lumière. Que retient-on dans l’histoire de la naissance du web ? Et surtout qui retient-on ? D’où vient que certains prennent la lumière, quand d’autres restent à jamais les grands oubliés de l’Histoire ?
Tout part de ce paradoxe : le Web – c’est-à-dire le réseau de sites sur Internet – est aujourd’hui omniprésent et évident ; or on ne sait rien ou presque de ce qui a conduit à sa création, et encore moins de ses fondateurs. Quentin Jardon est parti à la recherche du plus mystérieux d’entre eux : le belge Robert Cailliau, l’un des plus importants des « pionniers du Web » et pourtant l’un des moins connus, et des plus discrets. L’auteur souligne d’ailleurs que les deux fondateurs du Web que sont Robert Cailliau et Tim Berners-Lee ont adopté une stratégie du silence, déçus tout deux par la tournure prise par leur création, par les excès auxquels elle a, malgré eux, conduits. C’est précisément la deuxième opposition : dans cette histoire, les idéalistes se sont affrontés aux pragmatiques. Et le public, au privé : le Cern (institut européen de physique situé à la frontière franco-suisse, que l’on connaît bien désormais grâce à sa plus grande réalisation, l’accélérateur de particules), puis le MIT (près de Boston), se sont retrouvé confrontés aux entreprises privées américaines, très vite concentrées dans la Silicon Valley, en Californie. Dernière opposition : après la guerre froide, et avant la guerre économique avec la Chine, celle qui oppose les Etats-Unis à l’Europe.
Avec les bons livres fondés sur des faits réels, comme celui-ci, on se demande toujours pourquoi l’histoire n’a pas déjà été racontée. La bibliographie figurant à la fin du livre comprend très peu de livres, surtout des articles, et quasi exclusivement en anglais. C’est bien tout l’intérêt du livre de Quentin Jardon que de combler ce vide, tout en l’interrogeant : d’où vient ce déficit de notoriété pour les fondateurs de ce qui est sans doute l’invention la plus importance de la fin du XXe siècle, en ce qu’elle alimente nos existences quotidiennes ?
Qui sait que l’Europe fut à l’origine d’un système aujourd’hui trusté par les Etats-Unis ? Que ce qui rapporte aujourd’hui des milliards aux fameux géants de la Silicon Valley se devait à l’origine être gratuit ? Que serait notre monde si ces « pionniers du Web » n’avaient pas existé ?
Voici le formidable récit de la préhistoire de notre société de l’information, et des causes de sa transformation en société de la désinformation.
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Ce qui me frappe à la lecture de ce passionnant récit, c’est combien tout cela nous paraît à la fois évident et, quand on creuse, complexe voire insaisissable. Je pense à la formule de Pascal à propos de la difficulté à définir, c’est-à-dire à saisir, physiquement et intellectuellement, l’idée d’univers : « une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part ».
Serait-on trop bête pour comprendre le Web ? Je pense que nous somme surtout trop incurieux. Le système s’est si bien imposé qu’il s’est refermé sur lui-même, comme une évidence, et que nous n’éprouvons nul besoin d’interroger ni son fonctionnement ni ses origines. Quelles idées ont présidé à la naissance du Web, quelle philosophie, quelle utopie ? Nous ne voyons aujourd’hui le Web que sous l’angle utilitaire : il est cet outil dont on ne saurait se passer. Nous sommes exclusivement dans l’usage, dans le service : il faut que les services numériques fonctionnent (sites Internet, réseaux sociaux…), peu importe comment. Or c’est cette incuriosité, cette passivité, cette concentration exclusive sur le résultat qui conduisent aux errements actuels : concentration et orientation de l’information, fake news, recul du jugement critique et du rôle du journaliste.
Ceci est l’histoire d’une utopie dévoyée.
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Le rôle de Robert Cailliau dans la création du Web est controversé. Difficile, d’ailleurs, de décrire précisément ce rôle, tant le personnage est compliqué, fuyant, et les témoignages à son sujet embarrassés. Quentin Jardon, journaliste, belge lui aussi, est parti en quête de ce personnage quasiment retiré du monde, refusant toute interview et devenu totalement cynique. On décrit le plus souvent Robert Cailliau (né en 1947) comme le cofondateur, avec le britannique Tim Berners-Lee (né en 1955), du Web, alors qu'ils étaient tous deux ingénieurs en informatique au Cern. Ce que fut assurément Robert Cailliau, c’est l’infatigable promoteur du Web : c’est lui qui chercha des financements européens, c’est lui qui médiatisa cette invention. Quentin Jardon le dit : « Il a participé à la fondation du Web, dans le sens où il a cherché des fonds, recruté des étudiants, vulgarisé la pensée de Tim, obtenu du Cern plusieurs sursis vitaux. C’est aussi simple que ça : sans lui le Web n’existerait pas. En revanche il n’a rien inventé du tout », sauf un mystérieux projet resté en souffrance faute de financement, qu’il nomma Alexandria, et qui donne son titre au livre de Quentin Jardon, qui conclut : « Il ne connaît pas d’égal pour évangéliser le Web. » Sans lui, nous serions dans un monde « qui en serait resté aux journaux et aux encyclopédies en papier, aux courriers postaux et au commerce physique, un monde sans Google ni Facebook, sans YouTube ni Wikipédia, sans fake news ni Big Data, ou alors un monde Gopher [un système développé en parallèle de celui du Web, et supplanté par lui], ou un monde Minitel, ou un monde Microsoft. Un monde meilleur, un monde moins bien, personne ne le saura jamais. »
Tim Berners-Lee et Robert Cailliau n’ont pas inventé Internet (dont le nom fut déposé en 1983 mais dont les recherches remontent au début des années 1960). Ils ont en revanche eu l’idée géniale de lier Internet et hypertexte (ce système d’indexation et de liens aussi vieux que la littérature elle-même) pour améliorer la recherche sur Internet, c’est-à-dire les moyens d’accès au savoir. Ils écrivent ainsi une nouvelle page dans l’histoire de l’humanisme et des Lumières. Tim Berners-Lee crée le Web en 1990 (et l’expression même de World Wide Web). Dès lors, ensemble, au Cern, ils développent de nombreuses technologies toujours en usage : les adresses web (URL), les langages HTML et HTTP et le premier navigateur web. Ils inventent tout simplement la grammaire du Web : les modalités de conception et d’accès aux sites Internet. Le concept central qu’ils exploitent, c’est l’hypertexte (sur lequel des recherches existaient déjà, sans qu’on en trouve les applications concrètes). L’hypertexte numérique, « Alexandria », renvoie à la bibliothèque d’Alexandrie, la plus grande bibliothèque du monde antique, qui brûla il y a 2000 ans, emportant avec elle des trésors uniques qui constituaient la totalité du savoir alors disponible et, pour certains, à jamais disparus. C’est cet idéal de savoir totalisant que les deux pionniers du Web cherchent à recréer avec les outils numériques d’aujourd’hui[1].
« La paire du Cern réalise qu’elle est loin d’être la seule, dans le monde, à avoir perçu au même moment la nécessité d’un système d’information relié à un réseau d’ordinateurs. Les éléments sont là, il suffit d’un éclair de génie pour les associer correctement – et d’une certaine quantité d’argent pour transformer l’essai. » Or cet argent, le Cern finira par le leur refuser, sans comprendre qu’il a de l’or entre les mains ; il se désengage peu à peu (souhaitant notamment concentrer ses forces sur l’accélérateur de particules ; et après tout, leur fait-on savoir, il n’a pas vocation à financer des informaticiens, mais des physiciens). Robert Cailliau avait pourtant prévenu, dans un rapport adressé à l’Union européenne : « L’avenir de l’Europe, sa culture, ses populations, en somme sa survie, dépendra de son ardeur à s’impliquer dans le Web. » Le silence de Jacques Delors, alors président de la commission européenne, est rétrospectivement terrible d’aveuglement. L’Europe a-t-elle manqué d’ambition ? Sous-estimé les enjeux ? Doit-on accuser, une fois encore, un manque de culture scientifique qui aurait permis de comprendre de quoi il retourne ? Ce sera finalement le MIT et surtout des entreprises privées américaines qui reprendront à leur compte le développement du Web. De nombreuses leçons peuvent être tirées de cet échec. Il est certes facile d’avoir raison rétrospectivement. N’a-t-on pas aujourd’hui peur (exagérément peur, à mon sens) des recherches sur l’intelligence artificielle, domaine qui est sans doute aussi futuriste et nécessaire que l’était le Web il y a trente ans ? Il faudrait aujourd’hui avoir la même réflexion globale, visionnaire sinon prophétique, que celle qui fut menée sur le Web au tournant des années 1990. Sans doute les enjeux climatiques jouent-ils ce même rôle : personne n’y comprend rien, peu s’y intéressent vraiment, mais tout le monde s’accorde à dire que l’on court à la catastrophe.
C’est pourquoi j’aime beaucoup l’image du cygne noir, que Quentin Jardon reprend au statisticien Nassim Nicholas Taleb[2] (ancien courtier à Wall Street et professeur à l’Université de New York) : « un fait que personne n’avait vu venir, dont les conséquences seront spectaculaires et auquel l’homme, plus tard, voudra donner une explication simpliste et rationnelle ». Tel est l’apparition du cygne noir, dans sa rareté, parmi les cygnes blancs. L’éclosion du Web a produit cet effet de surprise qui, plus tard, s’est retourné en une évidence absolue.
Le Web avait pourtant été annoncé par une innovation bien française, et qui connaîtra un succès durable : notre bon vieux Minitel. Quentin Jardon rappelle que son efficacité et sa simplicité d’utilisation auront paradoxalement retardé le développement d’Internet en France.
Aurélien Bellanger, dans La Théorie de l’information (Gallimard, 2012 ; Folio, 2014), a brillamment retracé l’histoire de l’arrivée d’Internet en France, en suivant le parcours de Xavier Niel, l’un des principaux entrepreneurs français des télécommunications, qui a tout du self-made-man à l’américaine, y compris le grain de folie et l’audace nécessaire à tout entrepreneur, et le côté touche à tout de celui qui considère avec intérêt tout ce qui est nouveau. Né en 1967, il a très tôt mesuré le potentiel du Minitel en lançant dès 1984 des services de Minitel rose, puis a développé, au sein de Free, sa société de fournisseur d’accès à Internet, un boîtier novateur, le modem, permettant d’utiliser la même ligne électrique pour acheminer le téléphone, la télévision et l’Internet, et qui a fait pénétrer l’Internet dans tous les foyers français.
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En matière de nouvelles technologies destinées au grand public, la simplicité et l’efficacité sont les critères indispensables de la réussite. « Robert, plus tard, ne le dira jamais assez : le Web, le système "le plus con de tous", connaîtra le succès grâce à sa simplicité, tandis que les autres propositions plus ou moins similaires, lancées au début des années 1990, mourront à cause de leur sophistication. » Le but de Tim Berners-Lee est de « faire jaillir une technologie pionnière où le savoir serait déconcentré, universel, accessible à tous et augmenté par tous ». Dans le même sens, Robert Cailliau prône un accès libre au Web : que chacun puisse participer et améliorer le système. Or des entreprises privées ne tardent pas à s’immiscer dans la brèche en développant des navigateurs Internet et des moteurs de recherche, qui ont certes enrichi le système, comme le voulaient ses fondateurs, mais l’ont très vite détourné de sa philosophie d’origine.
Il est très touchant de voir combien ce qui nous est aujourd’hui si familier fut tout sauf évident. On oublie vite que tout n’a pas toujours existé : « Début 1991, cette auto-proclamée Toile mondiale est fréquenté par deux personnes et consiste en quelques pages hébergées sur le NeXT de Tim [l’ordinateur le plus puissant à l’époque, créé par Steve Jobs mais encore réservé aux chercheurs et aux entreprises] décrivant le projet en lui-même. Il suffit que l’Anglais éteigne son ordinateur pour que le Web s’éteigne aussi. Il a posé une étiquette dessus afin d’éviter ce désagrément : "Cette machine est un serveur. NE PAS ÉTEINDRE !! " […] Vu que seul Tim héberge un site, son serveur est le Web. » L’image du virus s’applique bien : cette toile mondiale, ce réseau interconnecté, émane bien, à l’origine, d’un seul individu, ou de deux tout au plus. L’importance de l’action de Berners-Lee en faveur du Web fut reconnue par son pays d’origine, au même titre qu’Alan Turing (et parfois qu’Einstein comme personnalités scientifiques les plus importantes du XXe siècle) ; anobli par la reine, il participa à la grande cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de 2012 à Londres. Jonathan Coe, dans son dernier roman Le Cœur de l’Angleterre (traduit chez Gallimard en septembre 2019) retrace son intervention en ces termes (apparition qui pour de nombreux Britanniques fut une découverte) : « un quadragénaire d’une banalité décourageante assis à un bureau où il tapait sans trêve sur un clavier d’ordinateur pendant que la phrase CECI S’ADRESSE À TOUS jaillissait sur les écrans et les moniteurs qui l’entouraient. »
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On le sait, tout est toujours question d’argent. Pourtant l’univers numérique parvient à réaliser le miracle de transformer le plomb en or : c’est souvent la gratuité qui finit par rapporter (les réseaux sociaux, services gratuits pour l’usager, sont financés par la pub). Et dans cette histoire, tout est question de passionnés. D’abord les chercheurs (Robert et Tim, et les quelques assistants qu’ils engagent quand le Cern leur en donne les moyens). Puis les jeunes geeks. Changement d’époque, de génération, de paradigme ? C’est Robert et Tim eux-mêmes qui ouvrent la porte à l’ultra-libéralisme du Web, qui est pourtant à l’opposé de ce qu’ils avaient envisagé. « Ils sont seuls. Ils n’ont pas les moyens d’engager du personnel. Malgré le soutien de Nicola et surtout de Jean-François [leurs deux stagiaires], ils n’arrivent pas à coder un navigateur gracieux et universel. Tim songe alors à une bouée de sauvetage : mettre le logiciel du Web à la disposition des geeks de tous les continents, pour qu’ils développent eux-mêmes des navigateurs ; ce qui reviendrait à renoncer aux royalties, si elles devaient un jour tomber. » Oui, le Web fut bien d’abord une généreuse utopie. Le logiciel du Web est distribué par ses fondateurs via une liste de diffusion par mail : « Il est régi par une sorte d’open source provisoire et très flou, via lequel le Cern tamponne son copyright mais offre la possibilité au reste du monde d’améliorer le programme. Le Web est ainsi mis à nu. Il devient exploitable par quiconque – les idéalistes comme les cupides, les oligarques comme les anarchistes. Tous peuvent consulter les plans de cet édifice imparfait, inachevé, précurseur, puis les recopier et les modifier. » Le geek le plus brillant d’entre eux, doublé d’un entrepreneur audacieux, deviendra en un éclair millionnaire : Mark Andreessen. En 1993, à 22 ans, à peine sorti de sa province agricole, il crée Mosaic (plus tard rebaptisé Netscape), le premier navigateur vraiment populaire, car d’utilisation facile (plus besoin de savoir coder pour surfer), fonctionnant sur Mac et PC et permettant pour la première fois de lire des sites avec vidéos. En 1996, il fait la couverture du magazine Time, dans une pose à la fois désinvolte et conquérante, avec une formule restées célèbre : « The Golden Geeks ». La presse américaine construit sa légende : Marc serait le fondateur du Web, création exclusivement américaine. Berners-Lee et Cailliau sont passés sous silence. Une mythologie américaine est en marche.
On le voit, la gratuité est déterminante : Cailliau et Berners-Lee ont voulu que les utilisateurs du Web ne demeurent pas passifs, ne s’en tiennent pas à la simple consultation de sites et de pages, mais deviennent acteurs du Web. Tout un chacun peut désormais devenir éditeur (c’est l’expression inventée alors), c’est-à-dire créateur, et non plus seulement utilisateur. La gratuité a permis au Web de devenir un système qui s’auto-alimente. Son développement exponentiel fait partie de sa définition.
1995 : deux étudiants de l’Université de Stanford, en Californie, s’associent pour créer un algorithme qui classe les pages du Web selon leur popularité (leur nombre de consultation), en s’inspirant de ce qui se pratique dans les universités américaines, où la valeur d’une publication académique est fonction du nombre de publications qui la citent (ce qu’on appelle aujourd’hui le « ranking » ou en meilleur français l’évaluation par ses pairs). Ils se nomment Sergey Brin et Larry Page ; ils travaillent dans un garage qu’on leur a prêté. Dans deux ans, ils fonderont Google. Dans moins de dix, ils seront milliardaires.
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Ombre et lumière : je reste fascinée par l’incroyable sélection que la mystérieuse main de l’Histoire opère, qui ne retient rien de ces pionniers d’hier et tout des milliardaires aujourd’hui. La Silicon Valley est vue comme une Babylone de l’argent, et non comme le formidable creuset de recherche et d’innovation qu’elle est aussi (malgré tous ses excès).
L’opinion ne retient que les gagnants, et ceux qui ont une histoire à raconter. Elle ne s’intéresse aux fondateurs de l’environnement numérique que quand ils sont milliardaires, et quand ils ont quelque chose de concret à vendre, qu’ils promeuvent quelque chose dont on comprend immédiatement l’impact sur nos vies : Bill Gates (Microsoft ; 1re fortune mondiale), Jeff Bezos (Amazon ; 2e fortune mondiale), Steve Jobs (Apple) Mark Zuckerberg (Facebook), Sergey Brin et Larry Page (Google), Jack Ma (Alibaba[3])… — mieux encore quand ils sont excentriques (Elon Musk, le fondateur des voitures électriques de luxe Tesla, qui finance la conquête de la Lune). Robert Cailliau et Tim Berners-Lee ne sont pas milliardaires ; ce sont des hommes ordinaires qui ont eu des idées géniales, et les ont développées sans les monnayer. Rien de plus normal, dans notre système médiatique, qu’ils aient été balayés par l’Histoire. C’est l’ultime paradoxe : les fondateurs du Web ont disparu, absorbés par la technologie qu’ils ont créée.
À l’origine, le Web répondait au même besoin que Facebook : il s’agissait d’un réseau de partage d’information, interne à une structure, permettant aux chercheurs des différents laboratoires du Cern d’échanger (comme Facebook était à l’origine un annuaire des étudiants d’Harvard). Bel exemple de mondialisation : la mise en réseau de quelques physiciens du canton de Genève a fait du chemin…
Le livre de Quentin Jardon est ainsi une histoire de génération : les trentenaires d’aujourd’hui sont nés, sans le savoir, avec le Web. En 1995, l’année climatérique d’Internet, où le grand public s’approprie cette technologie, l’auteur a 6 ans, j’en ai 12 : nous sommes trop jeunes pour nous y intéresser, et c’est pourtant notre avenir qui se joue là. Nos modes de communication, de consommation, d’information.
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Quentin Jardon résume ainsi la situation dont nous sommes les héritiers : « L’architecture native du Web se resserre comme un poing autour de quelques nœuds, Google et Amazon, bientôt Facebook, Twitter, Instagram, Alibaba et les autres, qui deviennent d’énormes espaces de stockage, des silos réfrigérés à l’intérieur desquels surchauffent des millions de serveurs. Ces nœuds sont las mémoire privée de l’humanité, la bibliothèque d’Alexandrie des temps modernes répartie sur quelques implantations, essentiellement en Amérique. Il suffirait de bombarder ces implantations pour annihiler la majorité de nos connaissances. Une bibliothèque à mille lieues d’Alexandria : Robert voulait un centre pour veiller à la décentralisation du Web et la libre circulation des savoirs ; Google et consorts les concentrent et s’en emparent. Ce sont deux Alexandrie contraires. Deux philosophes qui ne peuvent coexister. »
Le Web, fondé sur le principe de l’hypertexte, est cette nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, qui chaque jour, à chaque seconde, renaît de ses cendres, par la magie de la collaboration humaine globale. C’est une utopie réalisée. Mais l’accès à cette bibliothèque numérique n’est pas aussi libre que le souhaitaient ses fondateurs : il est orienté idéologiquement et souvent mis au service d’intérêts politiques. Dès 2001, dans un entretien au magazine Time, Tim Berners-Lee pressent avec inquiétude l’existence de filtres qui organisent l’accès aux informations du Web : « Que se passerait-il si certains sites Web commençaient à installer des filtres, des gardiens de la pensée unique qui emprisonneraient les internautes dans un spectre étriqué d’opinions, de titres choc et de clichés ? Aurions-nous un monde où les cultures n’échangeraient plus qu’avec celles qui leur ressemblent ? » Prophétie réalisée. Quentin Jardon le rappelle : sous l’action d’algorithme installés sur les réseaux sociaux, les internautes « sont abreuvés d’informations qui rencontrent leurs intérêts et renforcent leurs certitudes. A contrario, celles qui risquent de les déranger ou de les laisser indifférents sont évacués. C’est comme s’ils achetaient leur journal chez un tailleur, qui le leur vendrait sur mesure. »
La belle idéologie universaliste du Web a-t-elle paradoxalement conduit à installer la pensée unique, le politiquement correct, l’entre-soi ? « Conçu comme un instrument au service de la démocratie, le Web exacerbe à présent les inégalités », affirme Robert Cailliau. « Nous étoufferons bientôt dans notre festin », conclut Quentin Jardon.
Dès lors, comment lutter, résister, et surtout quel modèle alternatif proposer ? Quel avenir pour la recherche, l’enseignement, le journalisme, l’édition, les arts, toutes ces disciplines qui nécessitent indépendance d’esprit et pluralité des approches ?
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L’enjeu du Web aujourd’hui, 30 ans après sa fondation, est bien celui de l’accès à l’information : comment canaliser ce flux ? Notre mode de consultation, de consommation. L’outil est là : encore faut-il savoir l’utiliser. Or nous n’y avons pas été éduqués : la technologie nous a été offerte, sans le mode d’emploi. Dans la société d’abondance numérique qui est la nôtre, il faut, me semble-t-il, réapprendre à lire. C’est-à-dire à décrypter, à trier, à hiérarchiser l’information. Apprendre à distinguer les experts des amateurs, les spécialistes des utilisateurs, les savants des simples collaborateurs de Wikipédia. Dans cette société d'abondance numérique, il s'agit, plus que jamais, d'aiguiser son esprit critique. La lecture est à réinventer, et la concentration à cultiver. Une question demeure : la lecture numérique, fondée sur une logique de liens et de notifications, et qui peut aisément conduire à la dispersion, pourra-t-elle laisser encore de la place pour la lecture continue, lente et silencieuse, de la littérature ?
Nous sommes assurément les enfants gâtés du Web : tout nous est offert sur un plateau, et les enfants de demain devraient être plus intelligents que leurs parents – c’était la thèse de Michel Serres dans Petite Poucette, et c’est celle du philosophe de Harvard, Steven Pinker. Encore leur faudra-t-il apprendre à digérer l'information. Tel est l'enjeu du Web de demain. Face à cette hyper-mémoire qu'est le Web, il nous revient d'effectuer la tâche la plus importante : faire le partage entre l'essentiel et le superflu. S'inventer notre propre droit à l'oubli, notre propre bibliothèque personnelle, notre jardin secret de la mémoire.
[1] N’oublions pas que Jeff Bezos, en créant Amazon en 1994, voulait d’abord lancer la plus grande librairie en ligne (comme l’Amazone est le plus grand fleuve du monde). Ironie de l’histoire, quand aujourd’hui Amazon est le Léviathan qui détruit les librairies.
[2] Tous ses livres ont été traduits en français aux Belles Lettres ; voir notamment Le Hasard sauvage. Comment la chance nous trompe (2009) et Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible (2010).
[3] Sur le milliardaire chinois, fondateur du site de commerce en ligne Alibaba, concurrent d’Amazon, il existe encore peu de documentation ; on consultera donc avec profit un livre paru chez mon éditeur François Bourin en 2017 : Duncan Clark, Alibaba. L’incroyable histoire de Jack Ma, le milliardaire chinois.