Patrick Modiano, “Souvenirs dormants”
« Vous en avez de la mémoire… » Le dernier livre de Patrick Modiano est une méditation autour de cette phrase, qui semble résumer son œuvre, longue quête des traces du passé dans le présent. « J’ai aussi la mémoire de détails de ma vie, de personnes que je me suis efforcé d’oublier. Je croyais y être parvenu et sans que je m’y attende, après des dizaines d’années, ils remontent à la surface, comme des noyés, au détour d’une rue, à certaines heures de la journée. » Cet étonnant bref récit autobiographique, sans véritable intrigue autre que l’évocation de quelques rencontres, agit comme un mode d’emploi de l’écriture de Modiano : « Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Chacun d’eux est une pièce de puzzle, mais il en manque beaucoup, de sorte que la plupart restent isolées. Parfois, je parviens à en rassembler trois ou quatre, mais pas plus. Alors, je note des bribes qui me reviennent dans le désordre, liste de noms ou de phrases très brèves. Je souhaite que ces noms comme des aimants en attirent de nouveaux à la surface et que ces bouts de phrases finissent par former des paragraphes et des chapitres qui s’enchaînent. »
Un jeune homme esseulé à Paris au début des années 1960, qui vient de fuguer du pensionnat : ce postulat de départ si ordinaire est véritablement poétisé par l’écriture. Par la simplicité d’une expression qui dit le sentiment avec la pudeur du constat : « Après avoir touché le fond, je remontais à la surface. Je me disais : Maintenant ce sera pour moi le début d’une autre vie. Et celle que j’avais vécue jusque-là m’apparaissait comme un rêve confus dont je venais de me réveiller. » Les expressions les plus galvaudées (« toucher le fond ») retrouvent ici leur plein sens. Modiano redonne vie à ce qui semblait à jamais éteint.
On voit ici l’écrivain à l’œuvre : il est d’abord celui qui ne cesse de prendre des notes, de ralentir le passage du temps, de lutter contre l’oubli. Chaque personne évoquée est comme une ligne de fuite : une ligne de vie, un scénario possible, qui très vite s’efface quand l’individu disparaît dans la nuit. « Avec un peu de bonne volonté, ils vous reviennent à la mémoire, ces noms qui demeuraient dans votre esprit sous une légère couche de neige et d’oubli. » Le magnifique titre, Souvenirs dormants, en est la meilleure expression : ces souvenirs sont là sans qu’on en ait conscience, tels des « agents dormants » qui veillent, prêts à agir. La mémoire est un répertoire inconscient d’aventures, d’histoires, de figures, dans lequel vient piocher l’écrivain.
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Comme souvent chez Modiano, le narrateur est engourdi, pris dans une torpeur (« Peut-être m’avaient-elles mis toutes les deux, sans que je m’en aperçoive, dans un état d’hypnose. ») « J’avais l’impression d’être un amnésique, cherchant désespérément à percer une couche de glace et d’oubli » – situation qui rappelle le narrateur amnésique de Rue des Boutiques obscures (Prix Goncourt 1978). Un narrateur amnésique : celui qui doit raconter, et en est empêché – situation impossible, et alliance de mots. Quelle plus belle définition du travail d’écriture de Modiano que ce paradoxe ?
Ici, à l’inverse, le narrateur est hypermnésique. « Je me souviens de tout » est le titre du documentaire-entretien réalisé par Bernard Pivot en 2007 (paru en DVD en 2015 chez Gallimard). Le narrateur est étonné du poids de sa mémoire – qui inclut, simultanément, le poids du vécu et le poids de l’Histoire, de son chariot de fantasmes, de ses questions sans réponses. Étonné d’en être arrivé là.
Écrasé, aussi, sous le trop-plein des rencontres qui ont émaillé sa vie. Une rencontre en engendre une autre, qui engendre l’écriture : « C’est ainsi qu’il suffit de croiser une personne ou de la rencontrer à deux ou trois reprises, ou de l’entendre parler dans un café ou le couloir d’un train, pour saisir les bribes de son passé. Mes cahiers sont remplis de bouts de phrase prononcés par des voix anonymes. Et aujourd'hui, sur une page semblable aux autres, j’essaye de transcrire les quelques mots échangés il y a près de cinquante ans avec une certaine Madeleine Péraud dont je ne suis même pas sûr du prénom. Irène, le plateau d’Assy, Gurdjieff, un hôtel rue d’Armaillé… » La magie des noms opère toujours. « Et aujourd'hui, cinquante ans après, je ne peux m’empêcher, de nouveau, d’écrire sur cette feuille blanche quelques-uns de ces noms. […] Aucun d’eux ne m’a donné de ses nouvelles, ces cinquante dernières années. Je devais être invisible pour eux, à cette époque. Ou bien, tout simplement, vivons-nous à la merci de certains silences. » Modiano a l’art de l’aphorisme qui est celui des moralistes du Grand Siècle.
Le narrateur rêve à ces tableaux que l’on trouvait dans les stations de métro, où un point lumineux s’allumait, quand on avait pressé un bouton, pour indiquer le lieu recherché : « J’étais sûr que, dans l’avenir, il suffirait d’inscrire sur un écran le nom d’une personne que vous aviez croisée autrefois et un point rouge indiquerait l’endroit de Paris où vous pourriez le retrouver. » L’écriture a, chez Modiano, cette fonction d’inscription (qui est la première fonction de toute écriture autobiographique, celle du journal intime ou de la confession) mais aussi de mise en ordre du monde. Le livre relie les points de la mémoire. Pour trouver une cohérence, pour renouer le fil, pour repousser son effacement. Pour cartographier ce que fut une vie : circonscrire une existence, en définir les bornes.
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Cartographie de la mémoire, cartographie de Paris. Modiano souligne, de manière bien plus insistante que d’habitude, l’écart – cinquante ans – entre le temps du vécu (et des notes) et celui de l’écriture (mise en forme de celles-ci). La question des âges de la vie est centrale : l’homme qui écrit n’est plus le jeune homme qui a vécu ; les souvenirs ont d’abord été des évènements vécus. Mais son Paris reste à jamais figé dans un âge d’or. L’image projetée apparaît aujourd’hui fantasmée ; et pourtant, ce fut bel et bien le réel avant d’être une image. C’est le Paris de Doisneau, celui des films de Truffaut ; une ville où l’on passait ses journées dans les cafés, où l’on faisait des rencontres dans la rue… « Le moment de la journée que je préférais, c’était à Paris l’hiver entre six heures et huit heures et demie du matin, quand il faisait encore nuit. Un répit avant le lever du jour. Le temps était en suspens et l’on se sentait plus léger que d’habitude. » Grâce à un petit décrochement stylistique (« à Paris », complément légèrement agrammatical dans cette construction ; « c’était », issu de la langue orale), « Paris » est mis en équivalence avec le « moment » : la ville devient un pur bloc de temps, figé dans la mémoire. C’est à ces petits décrochements que l’on reconnaît un écrivain – eux qui définissent le style.
Plus que les autres, ce récit ressemble à une tentative de mise au point – au sens photographique du terme : il s’agit de rendre des images, devenues floues sous l’effet du passage du temps, aussi nettes que possible. Cela conduit l’auteur à une écriture de la précision, du mot juste, sans aucune emphase – avec seulement parfois l’étonnement de celui qui redécouvre un souvenir enfoui. Cette forme de classicisme, que Modiano a toujours cultivée, atteint ici un sommet – pas suffisamment porté, néanmoins, par un projet d’ensemble ferme. Plus qu’un récit construit, il s’agit de vignettes, parmi mille autres. Modiano s’inscrit ici dans la tradition littéraire des souvenirs. « Souvenirs » est la forme brève des Mémoires : des Mémoires modestes, comme épuisées, Mémoires de celui qui n’a plus la force de trier, classer, éliminer, qui garde tout ce que la mémoire contient et en restitue sur la page quelques échantillons.
Rêverie réaliste serait l’autre définition – en une autre alliance de mots – de l’œuvre de Modiano. Le narrateur apparaît comme un enregistreur du réel ; un observateur affûté. Du monde, et du moi. Dans l’entretien qu’il a accordé à Pivot, il affirme l’importance de la précision des lieux, des dates, des noms, précision qui déclenche le processus d’écriture : « je savais que plus ce serait précis, plus ça aurait un pouvoir de rêverie ».
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Ce nouveau récit est une reprise des précédents, sous la forme d’une épure, et selon le principe de la répétition-variation. « Il me semblait que j’avais déjà vécu cette scène dans un rêve. » Et le lecteur aussi. Car voici un cas unique où le lecteur en sait plus que le narrateur (situation au contraire fréquente dans les films policiers, où le spectateur sait avant le héros qu’il va se faire attaquer par le méchant caché derrière le rideau – ressort classique du film d’horreur). Ce narrateur épuisé, le lecteur pourrait l’aider, presque finir ses phrases à sa place… L’univers de Modiano nous est si familier – pour ceux qui ont lu quelques-uns de ses précédents livres – que l’on peut anticiper. Et l’auteur nous y invite, en pratiquant une écriture discrètement englobante, par l’usage du « vous » qui inclut le lecteur. L’auteur parle d’une expérience de mémoire que tout le monde peut éprouver. Ce « vous » est aussi celui du récit familier – le « vous » qui remplace le « on ». C’est comme si le narrateur initiait une conversation amicale avec nous, sans avoir la force de la mener à son terme.
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Patrick Modiano fait écho à un autre auteur, tout récemment lui aussi prix Nobel de littérature: Kazuo Ishiguro, dont la fuite du temps et la question de ce qui demeure du passé est le grand thème, comme le montre son roman le plus connu, Les Vestiges du jour (1989). Ce thème éminemment proustien semble être l’obsession de ce début de XXIe siècle, tout comme il le fut du début du XXe. Écriture de tournant de siècle ? (comme on parlait à la fin du XIXe de l’écriture fin-de-siècle). Il s’agit pour les écrivains de tenter de caractériser ce que l’esprit humain retient, ce qu’il oublie, ce qu’il transforme par le travail de digestion opéré par la mémoire. De ralentir, aussi, la fuite en avant produite par l’accélération des technologies. Modiano écrit cent ans après Proust. Il cherche lui aussi une manière d’éprouver l’épaisseur temporelle qui nous sépare de notre jeunesse. Ce qui sépare l’écrivain d'aujourd'hui du jeune homme d’hier. Dans ces deux œuvres, il s’agit de définir ce qui détermine un jeune homme à vouer sa vie à la littérature.
Autre proximité avec l’esthétique japonaise d’Ishiguro : le goût pour le vaporeux, le brumeux, l’esthétique du « monde flottant » qui est celle des estampes japonaises. Si Modiano était peintre, on le qualifierait de peintre d’atmosphère. Ce ne serait pas un conteur, ni un portraitiste ou un coloriste, mais un artiste qui donne à sentir les volutes de fumée dans les cafés, la brume sur Paris, comme Turner peint les couchers de soleil sur la Tamise et Monet ceux sur la Seine. Oui, ce serait un impressionniste. Disparition quasi totale de l’intrigue, refus du romanesque, épuisement de la forme roman, écriture du compte rendu (qu’on dirait neutre ou blanche) : ses derniers romans relèvent d’une esthétique de l’impression. La tendance à la répétition obsessionnelle, si elle peut déplaire, définit son style en propre, le rend reconnaissable. Cette poétique de la répétition, du creusement (appuyer là où ça fait mal), consiste à tenter de comprendre, de circonscrire le terrain, mesurer les distances, évaluer les pertes. Ce qui explique ce narrateur qui tâtonne, cette impression de flou.
Pour quel auteur mieux que lui peut-on dire : « C’est toujours le même livre » sans que ce soit une critique ? Car on ouvre un livre de Modiano comme on pénètre dans sa maison d’enfance : avec l’assurance du bien-être à venir, la sensation rassurante du déjà-connu, la légère appréhension, aussi, que donne la lecture des grands livres, celle d’être déçue, ou que cela s’achève trop vite. Pas d’innovation, pas de déception – on attend peut-être un nouveau souffle. En attendant, voici une littérature qui tient par son style. La structure de base n’est pas la construction romanesque mais l’économie de la phrase – encore une fois, le modèle des moralistes, celui de l’aphorisme. Cette prédominance du style est suffisamment rare aujourd'hui pour être précieuse.
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Chez Modiano, le romanesque se concentre dans ce qu'offre le réel. A la gêne, au malaise qu’il procure. L'auteur ne le résume-t-il pas lui-même par un dernier paradoxe : « On décide d’écrire parce qu’il y a quelque chose qui cloche, sinon on se contenterait de vivre » ?