“Un élément perturbateur” d'Olivier Chantraine
Comment se lancer dans la vie, quand rien ne nous y pousse vraiment ? Telle est la question qui traverse ce premier roman, drôle et intelligemment conduit.
C’est d’abord le portrait d’un inadapté. D’un « élément perturbateur », ce héros de rien qui vient perturber l’ordre établi et la machine bien huilée du système – celui de l’entreprise, du profit, de la réussite à tout prix. Et qui, finalement, saura prendre son indépendance, décider par lui-même pour, peut-être, « faire quelque chose de sa vie ».
Le narrateur est un brillant analyste financier en désaccord avec le monde de la finance – première contradiction d’une longue série –, et tout particulièrement avec le système pour lequel il travaille, l’évasion fiscale. Qualifié par tous d’électron libre, il ne doit sa survie en entreprise – où il ne fait « globalement rien » – qu’à son frère, ministre de l’Economie et des Finances. Celui-ci, homme pressé, se présente à la présidentielle contre son parti et le président en place qui l’a nommé. Cela vous rappelle quelque chose ? Voici probablement le premier roman – et pas le dernier – mettant en scène l’ascension d’Emmanuel Macron*. Le héros découvrira bientôt les liens entre la campagne présidentielle de son frère et un montage financier douteux qu’on lui demande de réaliser.
Le narrateur est ce qu’on appelle un gentil, tendance désinvolte – d’aucuns diraient : un looser. Célibataire de 43 ans, hypocondriaque (très bon client des pharmacies, en qui il voit un refuge), il vit depuis toujours avec sa sœur. Depuis que leurs parents sont morts. Car Un élément perturbateur est aussi, de manière discrète, un roman familial : les trois enfants, devenus orphelins, se soutiennent maladroitement, comme ils peuvent, ou plutôt soutiennent le narrateur – sa sœur lui assurant un toit, son frère un travail. Le héros se laisse vivre, n’imagine pas quitter sa sœur, n’imagine pas qu’elle le quitte. Confort, oui, mais aussi peur du changement, peur du monde extérieur. On sent, on sait que le narrateur ne peut pas s’en sortir. Et il le sait : résigné, il se laisse flotter, dériver au gré des rencontres (à commencer par sa belle collègue Laura, séductrice et arriviste émouvante). Il n’agit pas, il réagit à ce qui lui arrive, aux décisions des autres (celles de sa sœur, son frère, son patron, Laura).
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Face à ce genre de romans, que l’on dévore à toute vitesse, on est tenté de se demander : pourquoi ça marche ? A quoi cela tient-il ? A un ton enlevé, bien sûr, qui se moque habilement des clichés (sociologiques et linguistiques) de l’époque tout en les exposant, ce qui crée un effet cocasse. A une intrigue rythmée et bien menée (une fin ouverte). A cette emprise dans le réel de l’époque si dure à intégrer à un roman (plus facile à capter au cinéma ou dans les séries télévisées). Pas facile de transcrire les signes de la modernité, immédiatement plombés par la banalité du quotidien et la répétition journalistique. La grande réussite du livre d’Olivier Chantraine est la fidèle retranscription de la langue orale, jusque dans les tics, les expressions, les intonations qu’on croit entendre comme si les personnages étaient face à nous. Cela sonne juste – et c’est assez rare dans la littérature pour être souligné.
L’humour est enfin la clé de la réussite. Toute la dernière partie du roman, où le narrateur, accompagné de Laura, est relégué en province pour une mission de trois mois en punition de ses bourdes, est hilarante. L’auteur nous offre quelques scènes bien croquées : les héros roulant en Dacia Sandero, véhicule moins puissant qu’une Clio – signe ultime du déclassement, pour eux qui sont habitués aux 4x4 de luxe – vers leur hôtel Campanile en périphérie d’une ville de province ; le héros captivé par les cours de yoga sur Zen TV dans sa chambre d’hôtel…
Tout le charme vient enfin des potentialités que porte un personnage aussi ouvert que celui du narrateur. On pense bien sûr aux narrateurs récurrents de Jean Echenoz ou Christian Oster, qui se laissent porter par la vie. On reconnaît cette manière de minimiser les problèmes (par exemple, à propos de son aphasie : « Même si habituellement rien ne me dérange vraiment, je dois dire que cela n’est pas sans me créer un certain embarras » ; ou cette conclusion : « Les êtres humains sont somme toute relativement déprimants. ») Cette manière de capter l’air du temps et de s’en moquer sans aigreur. Le ton doux-amer me rappelle celui d’un autre premier roman publié dans une rentrée littéraire de Gallimard, celle de 2014 : Blanès d’Hedwige Jeanmart, élégant récit d’une disparition qui bouleverse le quotidien de la narratrice, partie avec son mari à Blanès, petite cité balnéaire de la côte catalane, sur les traces de Roberto Bolaño, le romancier chilien qui s’y installa en fuyant le régime de Pinochet – et lieu de pèlerinage des amateurs de l’auteur, comme le mari disparu. La femme est persuadée qu’elle trouvera la clé de cette disparition inexpliquée dans les romans de Bolaño et dans les lieux qu’il a fréquentés – c’est la question du pouvoir de la littérature sur la vie. L’inattendu (la disparition) surgissant de la banalité (un couple en vacances) : une trame narrative universalisable, qui porte en elle la mélancolie de toute situation qu’on sait fragile, et du bonheur dont on sait la perte inéluctable.
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Peu à peu, notre narrateur s’affirme : il le fait à la fois par la parole et par le silence. Le silence, cette mystérieuse aphasie ponctuelle dont il souffre, « élément perturbateur » qui ouvre le roman : se déclarant au plus mauvais moment, elle fait échouer la transaction financière que le narrateur est sommé de réparer. Mais le narrateur ne signifie pas son opposition seulement par le mutisme ; il exprime à plusieurs reprises son désaccord. Mais toujours à contretemps. Il se révèle peu à peu rétif à toute compromission. Sans être pour autant un rebelle. On l’imagine très bien répondre, à la manière du héros de Melville, Bartleby : « I would prefer not to » (Je préfèrerais ne pas). Il finira même par ressembler à un « lanceur d’alerte » agissant au cœur même du système. Olivier Chantraine intègre à la matière romanesque, avec intelligence, des éléments d’actualité.
La métaphore du silence trouve enfin un très beau point d’aboutissement quand les employés de l’entreprise sur laquelle le héros doit réaliser un audit, tout aussi déprimés que lui, l’implorent de leur dispenser des séances de « silence collectif », croyant que ses crises d’aphasie en pleine réunion sont volontaires – une nouvelle stratégie de management, peut-être –, et qu’il est détenteur d’une véritable technique qui leur fait du bien. Le silence qui apaise contre la parole qui agresse. Le héros pourrait devenir un nouveau gourou de la relaxation en entreprise ; un nouveau « coach de vie », aussi, pour le réceptionniste de l’hôtel Campanile, qui ambitionne de quitter son établissement 2 étoiles pour aller travailler dans un palace parisien, ce qu’il le convainc de faire.
Quant à lui… « Tu n’allais tout de même pas passer ton existence en retrait de la vie », finit par lui lancer sa sœur. Le roman d’Olivier Chantraine ouvre brillamment de multiples portes de sortie pour entrer dans la vie.
* Coïncidence : dans Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel, qui paraît en même temps chez Gallimard, le narrateur croit voir dans le maître d’hôtel de la brasserie Bofinger, place de la Bastille à Paris, le sosie d’Emmanuel Macron. Un topos littéraire (comique, bien sûr) est né.