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Easy living


Dans le New York du début des années 1950, au temps de la libération naissante des mœurs, Thérèse est une jeune femme qui s’ennuie. Qui regarde passer sa vie, ne voulant pas encore s’engager (elle refuse la proposition de mariage de son petit ami), ne s’étant pas encore trouvée (elle n’aime pas son travail de vendeuse au rayon jouets d’un grand magasin, fait de la photo en amateure, vivote dans son petit appartement, fréquente ses amis journalistes et artistes). Jusqu’à ce qu’elle rencontre une femme, cliente du magasin, qui lui donne enfin l’occasion de s’affirmer – en affirmant son désir. Qui est d’abord un désir de prendre sa vie en main, de décider pour elle-même : décider ce qu’elle veut et ne veut pas, qui elle veut aimer, et comment.

Histoire de fascination avant d’être histoire d’amour, leur relation est d’abord – comme souvent – la rencontre de deux solitudes, de deux femmes inaccomplies. Carol, par son assurance, son audace, sa force tranquille, révèle Thérèse à elle-même. Mais la relation ne va pas dans un seul sens : Thérèse, par sa jeunesse et sa fraîcheur, redonne à Carol le goût de vivre et de se battre, de s’affirmer, de s’opposer à son mari et à la loi.

Carol incarne la femme fatale, beauté froide énigmatique, femme libérée qui tente de concilier vie sentimentale et vie familiale, n’oubliant jamais sa petite fille. L’histoire est vue à travers les yeux de Thérèse, Carol restant insondable. Avec le culot de la jeunesse, Thérèse va la déstabiliser, la surprendre, la faire rire, la séduire.

Le film parvient à rendre parfaitement – et c’est très rare – la finesse du roman, chef-d’œuvre d’analyse psychologique. Les images baignent dans une atmosphère de nostalgie perpétuelle, comme si les héroïnes vivaient déjà leur vie par le prisme du souvenir. Le réalisateur s’est beaucoup inspiré des superbes photos de Saul Leiter (les Cahiers du cinéma de janvier 2016 reproduisent quelques pages magnifiques de son « Image Book » qui réunit ses sources d’inspiration visuelles). Cette impression de fluidité n’exclut pas la violence des rapports personnels (voir les scènes de violence verbale et physique entre Carol et son mari, ou son émouvante diatribe-supplique devant les avocats, où elle finit par renoncer à sa fille pour éviter un conflit avec son mari dont pâtirait l’enfant).

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Le film évite bien des écueils qu’une telle relation pourrait créer : l’identification filiale (Thérèse jouant pour Carol le rôle de fille de substitution) ; le transfert amoureux, de l’admiration à l’amour (Carol est la femme parfaite que toute femme voudrait être, mais nulle jalousie chez Thérèse) ; l’opposition de classes (la riche femme oisive et la pauvre orpheline laborieuse) ; l’éducation amoureuse (découverte pour Thérèse du plaisir érotique). Les rares scènes qui pourraient devenir démonstratives sont heureusement assez brèves (une séance de maquillage entre copines, où Carol apprend à Thérèse à s’apprêter, et où la relation amoureuse est ramenée à une amicale complicité ; ou encore la scène où Carol brosse les cheveux de Thérèse comme elle le faisait à sa fille). Tout passe par des constructions en opposition discrètes : quand Thérèse, en voiture avec des amis, s’ennuie et regarde par la vitre, elle est filmée de l’extérieur ; quand Carol l’emmène pour la première fois chez elle à la campagne, elle est filmée de l’intérieur. Elle a enfin trouvé sa place, le lieu où elle pourra se sentir chez elle, et elle-même.

Autre signe à valeur de symbole : au restaurant, quand un potentiel prétendant de Thérèse, rencontré par hasard alors qu’elle prend le thé avec Carol, lui pose lourdement la main sur l’épaule pour lui dire au revoir – signe de possession –, en retour, Carol lui pose immédiatement la main sur l’autre épaule, cédant sa place – mais aussi ouvrant la voie à un autre possible. Et laissant Thérèse seule face à ses choix.

L’homosexualité n’est pas pour autant réduite aux non-dits. Elle est présente dans le personnage d’Abby, avec qui Carol a eu une relation et qui est à présent sa meilleure amie et sa confidente. Il y est discrètement fait allusion quand Thérèse, achetant un disque à offrir à Carol, croise dans la boutique deux femmes visiblement homosexuelles qui la dévisagent avec mépris (comme si Thérèse, trop différente d'elles, ne pouvait pas "en être").

Le film pose en effet la question de l’appartenance. Ni Carol ni Thérèse ni Abby ne semblent se définir comme homosexuelles. Elles n’appartiennent à aucune catégorie. Au début, Thérèse ne s’appartient pas. Elle se laisse guider, au gré des désirs des autres (amis ou prétendants). C’est pour elle un roman d’apprentissage : elle va apprendre l’autonomie. Thérèse est l’objet de tous les regards. Qui va l’avoir ? Carol ? Richard le petit ami ? le prétendant photographe ? Et qui aura Carol l’insaisissable ? Son mari ne la possède déjà plus. Elle ne s’abandonnera qu’à Thérèse. Rencontre de deux solitudes ; rencontre de deux femmes qui veulent affronter la vie et regarder le monde par elles-mêmes.

Car c’est bien d’une éducation du regard qu’il s’agit. Auprès de Carol, Thérèse apprend l’assurance ; elle apprend à assumer et affirmer son désir, elle apprend à dire « je » (je veux, je t’aime). Dans la dernière scène, magnifique et silencieuse, où elle décide de tenter l’aventure, de vivre cette relation, et fend la foule d’un restaurant pour l’annoncer à Carol : en cet instant, elle devient Carol. Elle a son assurance, elle a son regard. Fier, conquérant, déterminé, confiant.

Entre elles, les gestes sont pudiques, les mots sont rares. Car tout est déjà dans le regard. Pour elles, tout a commencé par le regard, et tout passe par lui : fascination, désir, audace. Le réalisateur insiste sur l’importance du regard en faisant de Thérèse (qui dans le roman réalise des décors de théâtre) une photographe. Elle tente de capturer Carol, de la saisir, de la comprendre sans paroles.

Todd Haynes parvient à traduire en images les pages si sensibles, si belles, de Patricia Highsmith, qui disent un amour naissant, l'émerveillement d'un regard posé sur l'être aimé : « Un millier de souvenirs, d’instants, de mots, le premier “chérie”, le regard de la deuxième rencontre, un millier d’aperçus de Carol, sa voix, bouffées de colère et bouffées de rire, traversèrent son esprit comme la chevelure lumineuse d’une comète. A présent n’était plus qu’un espace de profondeurs bleu pâle, un espace en expansion dans lequel elle prit soudain son essor, pareille à une longue flèche. La flèche parut traverser avec facilité un abîme aux dimensions impossibles, décrivant une courbe qui ne cessait, ne cessait de plonger, qui semblait ne jamais devoir s’arrêter. Puis elle vit qu’elle était toujours accrochée à Carol, qu’elle tremblait violemment et que la flèche était elle. »

Que trouve Carol en Thérèse – « mon ange tombé de l’espace » ? Et qui est Carol ? Selon Patricia Highsmith, qui s’en explique dans une préface parue des années plus tard, Carole est une lesbienne qui s’est mariée par convenance. En décalage avec son temps, son époque, elle aurait en somme raté sa vie, et se rattraperait avec ce dernier amour. C’est moins évident dans le film : Carol est surtout une femme libre qui veut aimer à sa guise. Ni le roman ni le film ne versent dans l’explication psychologisante. Carol reste une figure énigmatique. Une femme prise dans les contraintes et les contradictions de son époque, et qui veut seulement être libre : concilier sa vie de mère et sa vie de femme, aimer comme elle l'entend.

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The Price of Salt (Les Eaux dérobées, titre original, avant de devenir Carol), le deuxième roman de Patricia Highsmith, fut refusé par son éditeur ; elle dut le publier sous le pseudonyme de Claire Morgan, en 1952. Il parut en livre de poche en 1953, et connut dès lors un très grand succès. Les années 1950 aux Etats-Unis virent en effet la mode de la « Lesbian Pulp Fiction » se développer : un genre de littérature populaire mettant en scène des lesbiennes, dans des romans publiés en livres de poche à bon marché, qui connurent le succès jusqu’à la fin des années 1960 (les ventes se comptaient en millions d’exemplaires). Pour lutter contre la censure, les éditeurs imposaient des fins tragiques aux histoires, pour ne pas être accusés d’être favorables à des relations considérées comme déviantes et, à ce titre, interdites. Les auteurs (d’ailleurs hommes comme femmes) publiaient sous pseudonyme. Selon Patricia Highsmith, Carol serait le premier roman lesbien, à sa connaissance, à connaître une fin heureuse. (Ce serait en fait Torchlight to Valhalla de Gale Wilhelm, paru en 1938 et republié comme un « lesbian pulp » en 1953 sous le titre The Strange Path.) Dans une préface de 1989 (reproduite dans l’édition « Livre de poche » du roman), Patricia Highsmith écrit : « L’attrait de Carol s’expliquait par le dénouement heureux réservé aux deux personnages, ou par le fait qu’ils allaient du moins essayer d’avoir un avenir ensemble. Avant ce livre, les femmes et les hommes homosexuels des romans américains devaient payer leur déviation en s’ouvrant les veines, en se noyant dans une piscine, ou en se convertissant à l’hétérosexualité (tels étaient les termes employés), ou encore en sombrant – seuls, malheureux et proscrits – dans une dépression comparable à l’enfer. » Elle se réjouit que le roman ait pu montrer à des centaines de milliers de lecteurs homosexuels qu’un tel roman pouvait avoir une fin heureuse et une telle relation, un avenir.

Thérèse offre à Carol le disque de la chanson « Easy living », qu’elle lui avait jouée au piano chez elle : « Living for you… it’s easy living… it’s easy to live, when you’re in love, and I’m so in love, there’s nothing in life but you », chante Billie Holiday. Easy living ? Au temps de Carol et Thérèse, on en est encore loin. Mais un grand souffle d’air passe dans cette magnifique histoire, qui ouvre la voie à toutes les libertés possibles.

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