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Proust et moi




« Je parle d’un temps que les moins de cent ans ont même du mal à se représenter ». Ainsi commence l’étonnant voyage dans le temps que nous offre Laure Murat, dans ce livre à la fois personnel et savant. Qui est aussi une plongée dans l’univers de la fiction, et une analyse de ses implications sur le réel. Car l’auteure [1] part ici à la recherche d’elle-même, et ce voyage se fait par la rencontre avec un livre sur lequel elle travaille depuis des décennies, expérience dont elle livre ici la synthèse. Son livre est une autobiographie détournée, dont le chemin de traverse s’appelle Proust.

« Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. » J’ai toujours eu du mal à comprendre le succès de cette phrase, extraite du Temps retrouvée, citée sans cesse tel un mantra. Et à vrai dire j’ai toujours eu du mal à la comprendre tout court. Pourtant je l’ai moi-même citée, commentée, analysée… C’est peut-être aujourd’hui seulement, grâce au livre de Laure Murat, que je comprends véritablement cette phrase. Dans ce livre où l’auteure ressaisit sa vie, grâce à Proust.

Comment se produit cette redécouverte de soi par la fiction ? L’auteure ne découvre pas le même dans l’autre : elle voit l’étrangeté de ce qu’elle a toujours considéré comme normal. Sa vie est mise à distance par la fiction. Elle perçoit son identité sous l'angle de l'altérité.

Issue d'une double noblesse (les familles Murat, noblesse d'Empire, et Albert de Luynes, de plus ancienne extraction), Laure Murat s'interroge sur son étonnante proximité avec la société aristocratique décrite dans la Recherche, « univers à l’évidence lointain, révolu, et pourtant si familier ». Elle fonde son analyse sur trois notions centrales dans l’œuvre de Proust : le nom ; la représentation ; le temps. Les aristocrates sont ceux qui sont toujours en représentation : c’est pourquoi ils peuvent être si facilement enfermés dans une fiction, et pourquoi leurs portraits sonnent si justes (et, chez Proust, de manière aussi hilarante). Car, contrairement à ce que l’on pense souvent, Proust n’exalte pas l’aristocratie française (dans un livre qui serait plein de duchesses). Bien au contraire, il en montre toute la vulgarité, la trivialité, le caractère anachronique.

On sait que Proust a visité l’hôtel de la famille Murat, dans le quartier de la plaine Monceau à Paris. Il a raillé les Murat dans ses pastiches de Saint-Simon. Des membres de la famille de Laure Murat se retrouvent dans l’œuvre de l’écrivain : Robert de Saint-Loup est l’ami de son arrière-grand-oncle, le duc d’Uzès, à qui il sert de témoin lors d’un duel dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. « Lorsque, encore adolescent, mon père comprit en lisant A la recherche du temps perdu que sa grand-mère avait connu Proust, il la pressa de questions. "Ah oui, répondit-elle évasivement, ce petit journaliste que je mettais en bout de table…" Il ne put rien en tirer de plus. » Ainsi s’explique pour elle « ce climat de confusion entre la littérature et la vie où j’avais baigné ». L’humour n’est d’ailleurs pas absent d’un univers par ailleurs guindé : le domestique qui se prend les pieds dans le tapis en portant le café, et renverse la porcelaine de Sèvres, annonce dignement « Eh bien voilà, le café est servi. » On le croirait tout droit sorti d’un roman de Proust. La mère de l’auteure, tout en étant d’un classicisme et d’une froideur à toute épreuve, s’évade en écrivant des biographies historiques à ses heures. Et son père, tout en étant pris dans son milieu, est un original qui s’est construit un rôle de « paresseux professionnel » et de « riche amateur », plaçant la littérature au-dessus de tout. Ce milieu, il faudra peu de temps à Laure Murat pour en sortir (elle prend son indépendance à dix-neuf ans). Mais bien plus longtemps pour le comprendre.


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« Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse. » Cette petite provocation, qui sonne comme du Sacha Guitry (ce sont en réalité les paroles d’une chanson de Guy Béart), s’applique parfaitement à la lecture de Proust. Le lecteur retrouve le même en l’autre. Il se retrouve dans la fiction. L’altérité des personnages, par leur richesse, par leur diversité, par leur profondeur ou leur humour, nous ramène à nous-mêmes. La littérature nous parle de nous : tel est ce sentiment de proximité que l’on éprouve souvent à la lecture d’œuvres de fiction, et tout particulièrement à la lecture de la Recherche. La littérature valide la vie. Mais elle la rend aussi plus étrange. La littérature, plus forte que la vie ?

Laure Murat exprime ainsi ce paradoxe : « Toutes les scènes lues où l’aristocratie entrait en jeu étaient infiniment plus vivantes que les scènes vécues dont j’avais été le témoin, comme si Proust, à l’image du Dr Frankenstein, élaborait sous mes yeux le mode d’emploi des créatures que nous étions. Il mettait en mots et en paragraphes intelligibles ce qui se mouvait sous mes yeux depuis que j’étais née. » Et de conclure : « Ce fut un choc. Car, pour la première fois, la forme proustienne donnait du sens à la vacuité de la forme aristocratique. […] En dévoilant les arcanes du milieu où j’étais née, Proust donnait (enfin) corps et relief à tout ce qui m’entourait et dont je n’avais eu jusque là qu’une perception floue, indécise. » Face au caractère indécis de l’expérience vécue, la lecture de Proust est donc décisive. Cette recréation littéraire est vitale. Par la mise à distance du réel par la fiction, ces romans nous permettent, à nous lecteurs, de prendre du recul et de la hauteur. De ressaisir ce qui a été vécu. « Je dois à Marcel Proust cette consolation immense d’avoir dévoilé cette vérité-là de mes origines grâce à la littérature, tellement plus exacte, et irréfragable, que l’Histoire. C’est une dette inouïe que je n’ai jamais eue et ne pourrai jamais avoir envers aucun autre auteur », conclut Laure Murat.

« Qu’avait donc été ma vie, sinon une fiction ? », s’interroge-t-elle. La force de l’univers de Proust fait ressortir toute l’artificialité de son propre univers aristocratique. Toute sa fausseté. Mais l’inverse est également vrai, et plus vrai encore, à mes yeux. Ce n’est pas la vie qui est une fiction : c’est la fiction qui est vivante. Si informée, si cohérente, qu’elle informe la vie : elle lui donne une forme, elle lui trouve un sens. Avec sa galerie de personnages interdépendants, son réalisme, son caractère encyclopédique, la fiction proustienne se constitue en un véritable organisme vivant.

Ce que la lecture de Proust fait comprendre à Laure Murat, c’est le lien (à première vue paradoxal) entre aristocratie et vulgarité. La Recherche lui dévoile le mauvais goût de ceux qui sont censés incarner l’élite de la société. En effet, le Narrateur a pour mission de révéler « le décalage entre le prestige d’un système et la nullité de ses applications ». Soit le décalage entre « le nom de Guermantes (synonyme d’exploits chevaleresques et de poésie dans l’esprit du petit Marcel) et la pauvreté de ses incarnations ». Mais je n’en déduirais pas, comme Laure Murat, que ce constat accrédite « la supériorité de la littérature sur la vie ». La littérature questionne, la littérature console, mais elle n’est pas supérieure à la vie. Elle ne s’y substitue pas. Par un réseau d’analogies, elle peut nous ramener à la vie. C’est d’ailleurs la conclusion de Laure Murat, quand elle affirme que Proust lui a littéralement sauvé la vie.

Comment parvient-on à de tels effets, à un résultat d’une telle force ? A une œuvre de fiction qui produit véritablement des effets dans le réel ? Dans le cas de Proust, la vie et l’œuvre sont imbriquées. La vie infuse l’œuvre ; elle la nourrit. Mais cela va plus loin. L’œuvre compense la vie. Elle la rejoue, mais en mieux. Jean-Yves Tadié le résume parfaitement bien [2] :

« Proust utilise tout ce qu’il a vécu pour le mettre dans son roman. Ce qui est manqué dans la vie est réussi dans l’œuvre, qui est aussi une revanche sur la vie. » C’est la force de l’engagement de Proust dans son œuvre qui explique (pour une part) la force de l’œuvre.


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L’univers dans lequel elle a été élevée, Laure Murat le résume en ces termes : « les mots, sans le réel ». Par cette formule, elle inverse un propos d’Annie Ernaux, qui qualifie ainsi son milieu d’origine : « le réel, sans les mots ». Dans le milieu aristocratique de Laure Murat, tout repose sur le maintien, la correction, la maîtrise des codes. C’est donc grâce à Proust qu’elle découvre le réel derrière les mots, la réalité derrière la façade de la représentation.

Tout concourt à ce que Proust soit un guide dans la vie réelle. Ce fut le cas pour Laure Murat dans l’acceptation de son homosexualité, elle qui a été bannie de sa famille pour cette seule raison. Même sa vie à Los Angeles — on ne peut imaginer une ville plus éloignée de Paris, tant géographiquement que culturellement —, même Los Angeles la renvoie à la Recherche : « Ce livre qui ouvre et décloisonne, ce livre du monde sensible et des expériences sensorielles, je le retrouvais dans une ville où le corps n’est jamais entravé, toujours libre de se mouvoir plus loin, sur une ligne d’horizon que rien ne bloque. Il n’y a pas de centre à L. A., vile de la déconstruction par excellence, pas plus que dans la Recherche. S’y aventurer, c’est parcourir un texte qui n’a pas d’explication définitive, univoque et transcendantale, c’est explorer la longue chaîne des signifiants dont le sens n’en finit pas de proliférer. » Ce qui rejoint le point de vue de Jean-Yves Tadié, qui souligne dans la Recherche l’importance de « la verticalité de la question » plutôt que « l’horizontalité de l’intrigue ». L’intrigue n’est pas ce qui importe le plus dans ces romans. « La pluralité des significations se superpose à la singularité de l’anecdote », ajoute-t-il. Et de conclure : « Ici commence le monde de la glose, de l’interprétation illimité, de la bibliographie gigantesque et toujours en expansion. Proust est l’écrivain sur lequel on veut sans cesse récrire, comme si, dans la voix de l’auteur, dans ses personnages, se creusait une absence que nous voudrions toujours combler. Le roman a absorbé au XXe siècle les autres genres littéraires, et aussi la réflexion philosophiques, linguistique, psychanalytique. Roman du roman, il se dévore lui-même. »


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« La vie est trop courte. Proust est trop long », aurait jugé sans appel Anatole France. A cela, Laure Murat répond : « Personne n’est obligé de lire Proust. Mais tout le monde perd à l’ignorer. On le lira à vingt ans, trente, quarante, soixante ans. Peu importe. Comme les rencontres amoureuses, la lecture de la Recherche attend son heure. Elle ne peut en aucun cas être forcée. C’est la lecture consentie par excellence. Et donc celle qui procure les plus grands plaisirs. » La conclusion de Laure Murat est aussi la mienne en tant qu’éditrice de Proust en « Folio classique ». Ce roman-monde est suffisamment vaste, diversifié, philosophique et drôle, pour être accueillant. Suffisamment riche pour se prêter aux lectures, aux interprétations contradictoires, à l’oubli et à la relecture. Ainsi prend tout son sens la boutade de Roland Barthes : « Bonheur de Proust : d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages ». Encore heureux !









[1] Professeure de littérature française à UCLA (Université de Californie à Los Angeles), Laure Murat est l’auteure d’une thèse sur la notion de « troisième sexe », notamment fondée sur l’étude de Proust, et d’essais littéraires sur des sujets originaux, dont deux livres sur la sociologie de la lecture et de la relecture : Relire. Enquête sur une passion littéraire et Flaubert à la Motte-Picquet (où elle analyse les livres que lisent les usagers du métro) (tous deux parus chez Flammarion en 2015). [2] Dans Marcel Proust. Croquis d’une épopée, Gallimard, 2019.

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