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“La vertu des femmes indépendantes”

Qu’est-ce qu’une femme « moderne » ? Une femme en accord avec son époque, une femme en avance sur son temps ? Une femme géniale, une femme monstrueuse? Et que ressentent les autres – surtout les hommes – à son contact ? Admiration, inquiétude, envie ?

Je suis venue à la lecture de Notre cœur de Maupassant grâce au roman de Delphine de Vigan D’après une histoire vraie* : la narratrice, romancière en crise, qui ne peut plus écrire (moralement comme physiquement), laisse la mystérieuse « L. » (celle qui a peu à peu pris possession de sa vie) répondre à sa place à une interview écrite de la collection GF de Flammarion, destinée à figurer en préface de la réédition du roman. J’ai aimé ce lien secret unissant les deux œuvres, entre les lignes et par-delà les siècles.

Notre cœur­ – le dernier roman de Maupassant, paru en 1890 – dresse le portrait désespéré de deux êtres qui se ressemblent et qui ne parviendront pourtant jamais à être ensemble. Le héros est le modèle de l’artiste raté – écrivain qui n’écrit pas –, dandy qui promène sa nonchalance en la déguisant sous une morgue affirmée : « Sa réserve hautaine semblait dire : “Je ne suis rien parce que je n’ai rien voulu être.” Il vivait donc dans un cercle étroit, dédaignant la galanterie élégante et les grands salons en vue où d’autres auraient brillé plus que lui, l’auraient rejeté dans l’armée des figurants mondains. Il ne voulait aller que dans les maisons où on apprécierait sûrement ses qualités sérieuses et voilées ». Son esprit est « inquiet, pénétrant et paresseux, toujours sur la défensive dans la vie ». Au début, André Mariolle refuse de céder comme tout le monde à la fascination qu’exerce sur tous les hommes Michèle de Burne.

Car voici une femme véritablement pas comme les autres. Devenue veuve très jeune, elle mène l’existence mondaine et oisive de la haute bourgeoisie, tenant salon, accueillant des artistes et régnant sur son cercle d’admirateurs en « madone » : « Tous avaient essayé de la séduire ; aucun, disait-on, n’avait réussi. Ils le confessaient, se l’avouaient entre eux avec surprise, car les hommes n’admettent guère, peut-être avec raison, la vertu des femmes indépendantes. » Michèle de Burne souffre d’un mal invisible, silencieux mais réel : elle est incapable de s’abandonner à l’amour. Comment expliquer ce comportement, qui semble si peu féminin ? « Une légende courait sur elle. On disait que son mari avait apporté dans le début de leurs relations conjugales une brutalité si révoltante et des exigences si inattendues qu’elle avait été guérie pour toujours de l’amour des hommes. » Cette insensibilité, ou plutôt cette incapacité à aimer, s’expliquerait par ce traumatisme. Elle n’a pourtant pas peur des hommes ; elle ne les voit pas comme des prédateurs, mais comme des proies trop faciles à capturer. Plutôt qu’une explication psychologique et individuelle, je crois qu'il faut privilégier une analyse sociologique – et comprendre ainsi le sens du possessif dans le titre « Notre cœur ». L'héroïne souffre d’un mal du siècle, plus exactement d’un mal de classe : le désoeuvrement de la haute bourgeoisie à l’époque où celle-ci sort de l’oisiveté pour former la classe dirigeante et dominante. Indépendante, elle ne sait que faire de son indépendance. Elle incarne une génération de femmes en transition, en route vers l’émancipation.

Elle s’accuse elle-même d’une « paresse de cœur », d’une « froideur involontaire ». Malgré sa cour de prétendants qui ne demandent qu’à l’aimer, elle ne semble amoureuse que d’elle-même. Dans sa chambre, un pan de mur entier est occupé par une glace à trois faces, qui lui permet de « s’enfermer dans son image ». « “Madame se regarde tant qu’elle finira par user toutes les glaces de la maison” », affirme, malicieuse, sa femme de chambre. Cet amour d’elle-même, qui passe avant tout par l’auto-contemplation – attitude qui rappelle celle de la comtesse Greffulhe, amie de Proust et modèle de la duchesse de Guermantes, comme l'a montré la belle exposition sur ses costumes qu’on a pu voir récemment au musée Galliera –, cette auto-séduction lui permet de savoir exactement ce qui séduit les autres.

Maupassant en trace un portrait très dur, par l’intermédiaire de ses personnages qui se répandent en commentaires acides. L’un des membres de son cénacle, un romancier versé dans la psychologie, la classe « parmi les détraquées contemporaines […] cette race nouvelle de femmes agitées par des nerfs d’hystériques raisonnables, sollicitées par mille envies contradictoires qui n’arrivent même pas à être des désirs, désillusionnées de tout sans avoir goûté à rien par la faute des évènements, de l’époque, du temps actuel, du roman moderne, et qui, sans ardeur, sans entraînements, semblent combiner des caprices d’enfants gâtés avec des sécheresses de vieux sceptiques ».

« Désillusionnées de tout sans avoir goûté à rien » : ces mots, qui s’appliquent aussi parfaitement au héros, est la définition d’une génération perdue, décadente, telle que la décrivent également Huysmans dans À Rebours (paru en 1884) et Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray (paru la même année que Notre cœur, en 1890, et qui s’inspire du roman de Huysmans).

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« Il était torturé, car il l’aimait. » Tel est le tragique constat du héros – double assez transparent de Maupassant – qui va nouer l’intrigue. Lui qui n’a jamais connu de passion, qui considère qu’une femme sert avant tout à tenir une maison et à élever des enfants, qu’elle est avant tout « un objet d’utilité » et « un objet d’agrément », découvre une femme brillante et séduisante, qu’il voit comme « un objet de luxe ». Il se découvre à la fois fasciné, inquiet, jaloux de cette femme qu’il ne comprend pas. Et se sent bientôt dépossédé – symptôme habituel de la passion –, « absorbé par elle jusqu’à n’être plus rien, rien qu’un désir, rien qu’un appel, rien qu’une adoration. Elle avait supprimé tout son ancien être comme on flambe une lettre. » Michèle de Burne est désirable parce qu’elle est inaccessible.

Quant à elle, elle semble aimer l’amour, ou plutôt aimer rêver d’amour. Maupassant en fait par moments une Madame Bovary qui puise l’inspiration dans des romans d’amour : « C’était de la littérature d’amour, pas de l’amour », constate le héros en lisant ses lettres. Elle aspire pourtant à vivre intensément, sous le régime de la passion, mais s’en révèle incapable. « “Oui je l’aime, mais je manque d’élan : c’est la faute de ma nature” », conclut-elle en sondant son cœur. Michèle de Burne est proprement insaisissable : elle ne se laisse appréhender ni par la pensée ni par la chair. Même quand elle se donne, ce n'est qu’à moitié. Elle ne parvient à s’abandonner qu’en-dehors de son milieu habituel, de son salon mondain : elle ressent pour Mariolle un réel élan amoureux lors d’un séjour au Mont Saint-Michel. La nature a sur elle un véritable effet sentimental.

Les deux héros vivent quelque temps d'une idylle amoureuse dans une petite maison que Mariolle a louée à Auteuil, où elle le rejoint discrètement. Mais, présente, elle est encore absente : « l’impression de ne l’avoir pas plus possédée que si elle n’était point venue laissait une sorte de trou noir au fond duquel il regardait. Il n’y voyait rien : il ne comprenait pas ; il ne comprenait plus. » On pense à Fabrice del Dongo sur le champ de bataille de Waterloo, dans Le Rouge et le Noir, dont Stendhal constate : « Il n’y comprenait rien du tout. » Michèle de Burne demeure pour lui insondable. La posséder charnellement, ce n’est pas la posséder toute entière : « Elle ne s’était pas refusée, elle ne s’était pas dérobée. Mais il semblait que son cœur ne fût point entré avec elle. Il était resté quelque part, très loin, flânant, distrait par de petites choses. » La frustration de Mariolle grandit. Il est jaloux de ses prétendants, de ce monde dont il aimerait l’isoler mais qui est irréductiblement le sien, ce monde qui l'a pourtant séduit : « Il détesta toute la vie qu’elle menait, tous les gens qu’elle voyait, toutes les fêtes où elle allait, les bals, la musique, les théâtres ». Il éprouve les mêmes sentiments que ceux que Proust prêtera à Swann, jaloux de la vie d’Odette, de cette vie dont il se sent exclu. Quant à Michèle de Burne, elle finit par se lasser de cet amoureux transi. Ils se séparent. Même lorsque, plus tard, réfugié à la campagne, il prendra une autre maîtresse, tout le renverra à elle. Mais leur relation est pour lui un échec programmé, une nouvelle manifestation de sa profonde mélancolie, du caractère nécessairement décevant, à ses yeux, de la vie.

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Notre cœur exprime l’incompréhension mutuelle des hommes et des femmes, pris entre les impératifs de leur temps et de leur milieu, et les aspirations de leur cœur. Les deux héros se ressemblent – à la fois ennuyés de la vie, blasés, et désirant ardemment vivre et jouir des plaisirs de la vie – sans pouvoir se rejoindre. Elle est ce qu’il n’est pas : plus audacieuse que lui, elle l’entraîne à se dépasser (« Ce qu’il réprouvait en elle l’avait assurément séduit et dompté, malgré lui »). Tous deux sont désoeuvrés – désenchantés est le terme qu’emploie souvent Maupassant : « A côté du plaisir d’être elle et du besoin profond de plaire, dont elle jouissait vraiment beaucoup, elle ne s’était jamais senti au cœur autre chose que des curiosités vite éteintes. » Tous deux pourraient être heureux ; ils s’aiment. Mais Michèle de Burne refuse d’être enfermée dans une relation unique – attitude moderne en ce qu’elle rejoint la critique du mariage.

Dans ce roman, Maupassant se fait l’analyste de la psyché féminine, cherchant à atteindre « ce fond obscur d’âme féminine, cet incompréhensible mélange d’intelligence gaie et de désenchantement, de raison et d’enfantillage, d’affectueuse apparence et de mobilité, tous ces contradictoires penchants réunis et coordonnés pour former un être anormal, séducteur et déroutant ». Maupassant semble, comme son héros, dépassé par cet être à la fois inhumain et plus qu’humain, dans lequel il sent bien qu’une graine de modernité est en train de germer. Le héros rencontre en elle « une sorte de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, une de ces créatures qui sont le commencement d’une génération, qui ne ressemblent pas à ce qu’on a connu, et qui répandent autour d’elles, même par leurs imperfections, l’attrait redoutable d’un éveil ». Curieuse évocation prophétique – en des termes biologiques qui rappellent Zola. Maupassant se livre à une étonnante généalogie de la psychologie féminine : « Après les rêveuses passionnées et romanesques de la Restauration, étaient venues les joyeuses de l’époque impériale, convaincues de la réalité du plaisir ; puis voilà qu’apparaissait une transformation nouvelle de cet éternel féminin, un être raffiné, de sensibilité indécise, d’âme inquiète, agité, irrésolue ». Il conclut : « Plus qu'aucune, Michèle de Burne se sentait née pour le rôle de fétiche, pour cette mission donnée aux femmes par la nature d'être adorées et poursuivies, de triompher des hommes par la beauté, le charme et la coquetterie. Elle était bien cette sorte de déesse humaine, délicate, dédaigneuse, exigeante et hautaine, que le culte amoureux des mâles enorgueillit et divinise comme un encens. » Le désir de plaire la renvoie à sa condition de femme; le refus d'aimer lui fait dépasser cette condition. Maupassant en fait le modèle d'un nouveau type de femmes, qui peu à peu va transcender la "mission" dévolue par la nature et les habitudes sociales.

C’est le besoin de plaire et non d’être aimée qui la meut. D’être désirée, non de désirer. Pourtant, elle est tout sauf passive. Bien au contraire, c’est elle qui donne le ton, le rythme de la relation avec Mariolle. Ce dernier éprouve d’abord à son contact une réaction d’orgueil : « que serait-il pour elle ? Rien, rien, un comparse, un monsieur, celui qui, pour ces femmes recherchées, devient le familier vulgaire, utile et sans bouquet comme le vin qu’on boit avec l’eau. » Même après la naissance de sa passion, ce constat lui vient : c’est comme si son contact avait « tué en lui sa personnalité d’homme ». Ce que Maupassant pressent ici, n’est-ce pas déjà ce détestable sentiment du mâle écrasé par la femme qui s’émancipe (qu’on ne retrouve que trop dans le discours ambiant actuel) ? « Cette maîtresse avait fait de lui non pas un amant, mais une sorte d’associé intelligent de sa vie. » Ceci est pourtant très moderne. Il la trouve trop cérébrale, dirait-on aujourd’hui : « Cette femme pensait et ne sentait pas. » Attitude à l’opposé de ce qui fut celle des femmes dans l’Histoire, comme le montre par exemple Balzac dans Eugénie Grandet (1834) : l’héroïne s’affronte à son père parce qu’elle est amoureuse, et qu’elle a juré fidélité à son amant. C’est l’amour qui la dirige et l’émancipe.

Toute autre est l’héroïne de Maupassant. Le romancier ne fait qu’effleurer, de manière étonnamment subtile, les clichés qu’on applique habituellement à la psychologie féminine pour expliquer le moindre dysfonctionnement, le moindre écart par rapport à la norme : l’auto-érotisme, l’homosexualité, l'hystérie, la frigidité. L’auteur ne s’attarde pas sur ces explications classificatoires ; il les dépasse pour laisser à l’héroïne son mystère, sa part d’inconnu et d’inconnaissable.

Pour dresser cet extraordinaire portrait de femme, Maupassant s’est inspiré de Geneviève Straus, autre amie de Proust avec qui il entretint une correspondance suivie, fille du compositeur Halévy (auteur du célèbre opéra La Juive) et veuve à 27 ans d’un autre compositeur, Georges Bizet. Maupassant a fréquenté assidument le salon de cette grande lectrice au tempérament indépendant et au caractère fort, qui vécut seule onze ans avant de se remarier, et dont il fut amoureux. Pour les Goncourt, il ne fait aucun doute que Michèle de Burne en est la transposition littéraire. Dans leur Journal (à la date du 17 janvier 1887), ils écrivent à propos de la relation de la future Madame Straus et de celui qui deviendra son mari : « dans cette relation, c’était la femme qui avait le tempérament d’un homme, qui ne voulait pas être enchaînée ».

Dans une lettre de 1892, Proust écrit à Geneviève Straus : « J’aime les femmes mystérieuses, puisque vous l’êtes […]. Mais je ne peux plus vous aimer tout à fait, et je vais vous dire pourquoi […]. Vous pensez qu’en donnant trop d'ouvertures sur soi on laisse son charme s’évaporer, et je crois que c’est vrai. Mais je vais vous dire ce qui arrive avec vous. On vous voit généralement avec vingt personnes, ou plutôt à travers vingt personnes […]. Mais je suppose qu’on arrive, après bien des jours, à vous voir une fois seule. Vous n’avez que cinq minutes, et même pendant ces cinq minutes vous pensez à autre chose. Mais cela n’est encore rien. Si on vous parle de livres vous trouvez que c’est pédant, si on vous parle des gens vous trouvez que c’est indiscret (si on raconte) et curieux (si on questionne), si on vous parle de vous, vous trouvez que c’est ridicule. Aussi cent fois on est sur le point de vous trouver bien moins délicieuse, quand tout d’un coup vous accordez une petite faveur qui semble indiquer une petite préférence, et on est repris. » Voici des lignes qui résument les sentiments contradictoires que Maupassant transcrit dans son roman.

Un autre modèle de femme forte et complexe fut pour lui la comtesse Potocka, ouvertement homosexuelle, excentrique, célèbre pour ses dîners fastueux et artistes, qui, elle encore, fascina Proust. Maupassant a précisément atténué dans le roman la référence explicite à l’homosexualité, refusant d’enfermer son héroïne dans un cadre trop défini.

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Les deux héros incarnent à merveille l’esprit fin-de-siècle : ce mal de vivre, ce désoeuvrement de la classe bourgeoise, que décrira admirablement Proust vingt ans plus tard, et auquel la Grande Guerre viendra donner un coup d’arrêt. Ces personnages sont absolument hors du monde, hors du temps, apolitiques, anachroniques. Chacun a une psychologie douloureuse (lui se voit comme un raté ; elle s’en veut de son impuissance à aimer). Même ce lien ne saura pas les lier.

Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le titre ? « Notre cœur », est-ce le cœur de cette génération désoeuvrée que le Maupassant vieillissant – il meurt trois ans après la parution du roman – voit avec mélancolie, puisque c’est aussi la génération que la sienne a produite. Ou « notre cœur » désigne-t-il le cœur des hommes, eux-mêmes inactuels par rapport aux femmes ? Les hommes semblent stagner dans une époque, incarnant les usages d’un autre temps, constatant impuissants que les femmes sont déjà loin en avant. Les hommes semblent demeurer au XIXe siècle tandis que les femmes sont déjà dans le XXe siècle.

« Je suis ce que je suis », affirme Michèle de Burne. Ce fatalisme cache une attitude profondément moderne. Cette revendication d’être elle-même signifie un refus d’être « pour les autres », et en premier lieu pour les hommes. Un refus de se soumettre au désir des hommes, de se couler dans le moule et les cadres qu’ils ont créés pour les femmes. Le fait qu’elle ne renonce pas à son salon, à ses soirées d’artistes, à ses amants tout en étant avec Mariolle signe son indépendance d’esprit. Elle ne veut dépendre de personne. Elle ne se force pas (« Je vous donne tout ce que je peux donner », lui dit-elle). Elle ne sait pas aimer autrement qu’avec recul, sans pouvoir s’abandonner, sans jamais s’éprendre totalement, gardant pour elle, en elle, le véritable amour.

Notre cœur, roman féministe ? Maupassant témoigne plutôt de la profonde incommunicabilité entre hommes et femmes. Michèle de Burne ne peut être autrement qu’elle n’est, alors même qu’elle le veut. Elle est féministe malgré elle. Malgré la conclusion pessimiste et la tonalité tout entière mélancolique, un grand vent de liberté passe dans ce superbe roman, qui marque admirablement un changement d’époque : l’émancipation des femmes est en marche.

* Voir ma note de lecture sur D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan parue dans la revue Europe (mars 2016) et consultable sur ce site, à la rubrique « Articles ».

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