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Richard Bausch, “Avant et après la chute”


Comment rester le même quand un évènement bouleverse tout et que plus rien n’est comme avant ? Peut-on continuer à vivre sa vie ? C’est ce que tentent de faire les héros de l’excellent roman de l’américain Richard Bausch. Il met en scène deux personnages qui font le choix de refaire leur vie. Elle : la trentaine, venant de rompre avec un homme marié, absorbée par son travail d’attachée politique d’un sénateur, qu’elle décide de quitter, rêvant de se remettre à peindre et de partir vivre dans le sud de la France. Elle quitte Washington pour se réinstaller dans sa ville natale, Memphis, près de chez sa grand-mère qui l’a élevée après la mort de ses parents. Lui : la petite cinquantaine, il a décidé de quitter la fonction de prêtre qu’il exerçait depuis des années, pour se reconvertir dans le social (il trouve un emploi dans un centre de réinsertion pour anciens détenus). Tous deux ont fait ce dont beaucoup rêvent sans oser le réaliser : changer radicalement de vie, d’orientation ; choisir l’incertain plutôt que la pesanteur du quotidien et l’enfermement dans un avenir tout tracé. Ils ont peu d’amis, peu de famille. Deux solitudes qui se rencontrent. Le couple que très vite ils forment devient le cocon qu’ils cultivent. Juste avant leur mariage, Natasha part avec sa meilleure amie pour des vacances en Jamaïque. Michael se rend à New York pour un mariage. On est le 11 septembre 2001. Leur nouveau départ va prendre une tout autre direction.

Depuis la Jamaïque, elle suit les évènements à la télévision et tente désespérément de le joindre au téléphone. Les lignes sont coupées pendant plusieurs jours. Elle croit l’avoir perdu. Une nuit, désespérée, sous l’emprise de l’alcool, elle se laisse séduire par un homme qui finit par la violer. Elle n’en parlera à personne. Elle s’en veut de ne s’être pas défendue contre son agresseur. Elle s’en veut de ne pas avoir été présente à New York, avec son futur mari, durant les attaques. Complexe du survivant. Elle se sent impuissante face aux évènements – le viol, les attentats – et ne parvient pas à parler de son intimité quand toute la nation souffre. A son retour, elle se réfugie dans une explication toute trouvée, expliquant sa mélancolie, son apathie, ses angoisses et ses crises de larmes par la peur qu’elle a ressentie à l’idée que son mari avait été tué.

L’auteur a placé en exergue une citation de Gide : « Ne me comprenez pas si vite… » Tout le monde veut comprendre ce qui est arrivé à Natasha ; elle est sommée de s’expliquer. Tant de sollicitude l’étouffe. Son mari, sa famille, ses amis : tous la replongent, malgré eux, dans ce traumatisme, en en faisant un élément-clé. Elle ne veut pas être réduite à cet événement. Pourtant, elle ne parvient pas à le dépasser. Les attentats sont pour elle un point aveugle (elle ne les a vécus que de loin) qui a pourtant une importance déterminante. Son mari pressent qu’il s’est passé quelque chose en Jamaïque. Chacun possède son mystère, qui le coupe de l’autre : chacun a vécu quelque chose que l’autre n’a pas pu éprouver. Peu à peu l’incompréhension s’installe, les silences, les aigreurs. Natasha ne cesse de répéter qu’elle veut que leur vie « commence » enfin : qu’ils parviennent à dépasser le stade traumatique pour reprendre une vie normale. Durant leur fête de mariage, peu après le 11 septembre : « Au cours des quelques instants qui suivirent, ils eurent l’un et l’au séparément conscience de l’image qu’ils renvoyaient : le centre de l’attention ; le couple heureux. Mais aucun ne le reconnut, pas même à part soi. Lui s’efforçait à chaque instant d’oublier ses soupçons tout en cherchant à les lever une bonne fois pour toutes. Elle essayait constamment d’effacer les ombres qui hantaient son cœur et demeurait à ses côtés en buvant encore du vin. »

« Ne me comprenez pas si vite ». Car tout est transformé. Toue le monde cherche à comprendre. Chacun ressent le besoin d’en parler, de recréer un lien qui a été détruit (où était-on quand c’est arrivé ? comment a-t-on appris l’évènement ?) Tous les comportements sont différents après cela (le héros défonce la porte de la salle de bain dans laquelle sa femme s’est enfermée, pour la forcer à lui parler ; il ne se reconnaît plus lui-même). Comment rester le même ? Comment reprendre une vie normale, la vie qu’on menait avant ? Comment empêcher le passé de modifier le présent ? Richard Bausch interroge l’irruption de la violence dans le quotidien, comme il l’a fait dans un autre très bon roman, Violence (traduit en 1997 dans la même collection), qui repose sur le même canevas (un couple se déchire après un évènement traumatisant : l’homme a été pris dans une fusillade dans un magasin, et il n’est plus le même après). C’est aussi ce que fait Ian McEwan dans Samedi (traduit en 2006), où une banale journée tourne au drame et change la vie du héros, quand, après une altercation avec un groupe d’hommes dans la rue, ceux-ci viennent le racketter chez lui en menaçant sa femme et sa fille. La notion d’évènement est au cœur de ces romans, et la question du déterminisme. Comment accepter que notre vie soit déterminée par quelques évènements ? Quand les chaînes causales se juxtaposent, se croisent… Pousser Natasha à s’expliquer, c’est la contraindre à trouver une logique à ce qui n’en a pas – c’est pourquoi elle le vit comme une nouvelle violence.

Pour elle, le viol et les attentats marquent un avant et un après (« before, during, after »). Quand peut-on dire qu’on est dans la vie ? Dans la vie qu’on veut mener, qu’on maîtrise, qu’on reconnaît comme nôtre ? « Pour que notre vie commence… » répète Natasha. Pourtant, leur relation de couple n’évolue pas ; elle stagne, et elle empire. Ils n’arrivent pas à se construire comme ils avaient l’intention de le faire « avant ». Le sentiment de culpabilité domine et écrase tout : « Et là elle se réveillait, haletante, et se reprochait violemment de laisser l’intensité de son angoisse l’empêcher d’avoir la moindre pensée pour la souffrance collective d’une ampleur terrible que causaient les dévastations de septembre, les horreurs de la nouvelle guerre. Elle se disait qu’elle n’avait pas le droit de se plaindre de quoi que ce soit. Elle était hors de danger. Ils étaient tous les deux hors de danger. […] elle sentait la peur qui montait, la rage impuissante, elle le regardait se débattre lui aussi avec son intuition et son angoisse de ce qui était là, entre eux. / Ni l’un ni l’autre ne parvenaient à trouver le moyen d’en sortir. » Comment survivre après un évènement traumatisant ? Et comment survivre quand cet évènement personnel est englouti par un drame collectif ? Richard Bausch interroge la conjonction de la petite et de la grande Histoire. Son héroïne ne peut raconter ce qui lui est arrivée, car elle ne se sent pas une victime comme les autres. Elle ne peut soutenir la comparaison avec les victimes des attentats. Comment ne pas établir de hiérarchie dans la douleur – même si l’on sait que c’est impossible ? Comment continuer à vivre comme avant : survivre à sa propre histoire ? Telle est la question de la résilience, interprétée dans le roman sous un angle typiquement américain : la notion de pardon. Comprendre et pardonner : digestion du discours chrétien. Richard Bausch a écrit ce livre entre 2007 et 2102, dix ans après les attentats. Le temps fait son office. Dans des moments exceptionnels, comme ceux que nous vivons aujourd’hui, un mois après les attentas de Paris, les drames personnels rejoignent l’Histoire universelle, sans que celle-ci vienne les recouvrir ni les annuler. Celle-ci transcende ceux-là, en les intégrant à la mémoire collective.

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