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Tombeau de Lampedusa


Maylis de Kerangal, à ce stade de la nuit

Le court texte de Maylis de Kerangal A ce stade de la nuit (paru en octobre aux éditions Verticales) est une méditation, l’espace d’une nuit, sur le nom de Lampedusa : à la fois toponyme et patronyme ; lieu d’arrivée – et trop souvent cimetière – des réfugiés et auteur du Guépard. Maylis de Kerangal veut faire de Lampedusa autre chose qu’un nom égrené aux informations, assorti d’un nombre de morts toujours plus important. La dramaturge italienne Lina Prosa avait déjà fait de Lampedusa un symbole dans sa Trilogie du naufrage Lampedusa Beach, Lampedusa Snow, Lampedusa Way – qu’elle a mise elle-même en scène au théâtre du Vieux-Colombier (Comédie française) en 2014. Pouvoir des noms : étonnante juxtaposition d’un univers européen qui semble idyllique et d’une réalité tragique. Cruauté de ce montage involontaire, que l’on retrouve avec une autre île : Lesbos, lieu de poésie dans la Grèce antique, lieu de migrations erratiques et mortelles aujourd’hui. Confrontation violente et forcée de deux mondes. Pour Maylis de Kerangal, Lampedusa, c’est d’abord l’autobiographie familiale de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (parue en 1958). Lampedusa, c’est Burt Lancaster dans le film de Visconti, Le Guépard. La fin de règne d’une famille aristocratique italienne fait écho à la course interrompue des migrants vers une vie meilleure. Un naufrage renvoie à un autre. La fin d’un monde (l’Europe) et sa transformation sous la poussée d’un autre.

Maylis de Kerangal montre que tel est le rôle de l’écrivain : transformer les signifiants en leur injectant un imaginaire légendaire et romanesque. Elle écrit : « J’ai su que Lampedusa était le nom d’une île il y a une vingtaine d’années, lors des premières arrivées de migrants dans son port et des premiers naufrages dans la zone. A l’époque, ce nom était pour moi celui de Burt Lancaster, celui d’un prince, celui d’un monde qui sombre, celui d’un écrivain […]. Etrangement le toponyme insulaire n’avait encore jamais recouvert le nom de fiction qui avait fini par sédimenter en moi – ce nom de légende, ce nom de cinéma –, mais ce matin, matin du 3 octobre 2013, il s’est retourné comme un gant, Lampedusa concentrant en lui seul la honte et la révolte, le chagrin, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit. »

L’enjeu pour la romancière est de replacer l’humain sur le devant de la scène. Redonner de la chair à un mot tant répété qu’il en est vidé de son sens : Lampedusa. Empêcher la répétition des drames de créer la lassitude de l’indifférence : « Le flou du nombre des victimes est une violence révoltante, quand le désir de précision, à l’inverse, signe une éthique de l’attention – l’approximation fait voir la paresse, désigne vaguement l’innombrable, la multitude, la foule, les pauvres, tout ce qui grouille et qui a faim, tout ce qui fuit sa terre. Je module le bouton sur la radio afin de glisser d’une station à une autre et d’en apprendre davantage. Autour de 350, plus de 350, au moins 350 – on n’aura pas encore repêché tous les corps, on attend de savoir, et sans doute que dénombrer ceux qui ont survécu, 166, ne permet pas encore de déterminer le nombre exact de ceux qui se trouvaient sur le bateau, sans doute qu’il n’est pas de soustraction possible puisqu’il n’est pas de document, aucune écriture attestant le nombre de passagers embarqués à Tripoli, attestant leur nom et leur identité : au fond il s’agit bien, pour l’heure, de la disparition d’un nombre indéterminé d’anonymes. » Les réfugiées sont des invisibles : sans papiers, sans existence légale. Leur mort n’est pas comptabilisable. Les « pauvres » forment une masse sans individualité, dont même la mort ne suffit pas à éveiller nos consciences.

Cette éthique de l’attention que prône l’auteure est aussi à l’œuvre dans Libération, qui a publié dans son Carnet les avis de décès des anonymes, sous la forme : « Madame X., morte sous le tunnel sous la Manche ». Malgré l’absence d’identité connue, ces morts ont droit à une sépulture, à une visibilité. A ce stade de la nuit est le tombeau qu’offre Maylis de Kerangal à tous ceux dont l’espoir a échoué sur la plage d’une île italienne*.

* Voir aussi ici même ma chronique « Les limites de l’empathie ».

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