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Les limites de l’empathie


Depuis le début de l’année 2015, parmi les 700 000 migrants arrivés sur les côtes européennes par la mer, plus de 3 200 ont péri lors de la traversée en mer, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). En septembre 2014, des passeurs avaient coulé leur propre pirogue et les 500 migrants qui l’occupaient. L’OIM avait dénoncé un « homicide de masse ». La photo du petit garçon mort sur une plage turque est devenue, aux yeux du monde, le symbole de ces morts rendus anonymes par la mer*.

Plus de 2 000 personnes sont mortes dans le mouvement de foule du pèlerinage à La Mecque du 24 septembre. De nombreuses personnes sont toujours portées disparues. Drame dont on a peu parlé en France (aucun Français n’étant à déplorer ; au même moment, on se préoccupait des 17 morts dans les inondations sur la Côte d’Azur). Drame invisible : les morts ont été très vite enterrés, comme l’exige la religion musulmane. Peu d’images nous sont parvenues. Pourquoi certains drames touchent-ils plus que d’autres ?

Ce n’est pas le nombre des morts qui nous touche, mais la proximité qu’on entretient, par sympathie, avec eux. Une vie perdue n’a pas le même impact médiatique partout. Une mort sans image n’en a aucun.

On ne s’imagine pas faire partie des deux millions de pèlerins qui se sont rendus cette année à La Mecque. Le hajj fit l’objet d’une exposition à l’Institut du monde arabe l’année dernière. On semble incapable de se projeter au-delà des vitrines. Or le drame de La Mecque n’est pas une catastrophe naturelle face à laquelle on serait impuissants ; il est politique : il tient à la mauvaise gestion d’un tel événement (même si l’Arabie Saoudite avait mis en place 100 000 policiers pour réguler les flux). Le groupe français Accor vient d’annoncer la construction d’un méga complexe hôtelier de 5 000 chambres à La Mecque, son plus gros projet dans le monde, en signant un contrat avec un fond d’investissement saoudien. Accor exploitera 2 350 chambres. Les futurs occupants compenseront tout juste les morts de cette année.

Le petit migrant échoué est le symbole universel de l’innocence, qui nous touche tous. Une victime d’un chauffard, « ça aurait pu être nous ». Les 500 morts dans une pirogue, non ; les 32 morts du Costa Concordia, oui. Car « nous », nous ne serions jamais montés dans une pirogue après avoir donné 3 000 euros à un passeur pour nous conduire sur les côtes d’un monde meilleur. Mourir sous une coulée de boue ou dans un tremblement de terre, ce sont des vies dans lesquelles on peut se projeter, qui pourraient être les nôtres. Emmanuel Carrère le montre dans D’autres vies que la mienne, en évoquant la mort d’une jeune touriste française dans le tsunami qui a ravagé le Sri Lanka en 2004 : quelles que soient les circonstances, que le lieu soit proche ou lointain, il s’agit toujours de la mort d’un enfant, drame universel auquel on peut s’identifier. Un séisme ou un tsunami laissent des survivants, des témoins, qui racontent et appellent à l’aide. On peut aider, on se sent utile. De telles catastrophes produisent des images reprises par les films. On y croit ; on s’y verrait presque.

Notre capacité d’empathie n’a de limite que notre faculté d’identification. Même quand on s’intéresse aux autres, c’est toujours de nous qu’il s’agit.

* Voir aussi ici même ma chronique "Tombeau de Lampedusa" (sur le livre de Maylis de Kerangal).

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